Interview donné à l'hebdomadaire Algérie-Actualité

Autour de l'essai : « Le discours désimigré » (Editions Bouchène, 1993).


A.A. :Votre livre tranche avec les ouvrages portant sur l'immigré et le discours dont il est l'objet, à commencer par le titre "le discours désimigré' que je trouve heureux. Pourriez-vous expliquer un peu plus ce titre ?

A.O. J'ai choisi ce néologisme désimigré pour y condenser plusieurs choses : 1) l'idée de traverser la surface de ce discours en mettant l'accent sur l'appellation-synecdoque de l'immigré. Le chapitre sur l'euphémisation démontre, du moins je l'espère, que derrière la nomination exacerbée de l'immigré pointe celle de l'Algérie; 2) désimigrer ce discours au sens de le débarrasser de sa substance immigrée qui n'est qu'un lâche prétexte aux débats franco-français; 3) le discours désimigré se lit prosodiquement les discours des immigrés, quoique le chapitre que je lui consacre concerne le discours des jeunes issus de l'immigration et non celui des primo-immigrants; 4) enfin j'ose espérer que le ton et le style que j'y ai mis, comme vous le dites, tranche avec une certaine littérature sur l'immigré, qui commence à épouser la langue de bois. Et en cela je tiens mon propre discours pour un discours désimigré.

A.A. : Justement, sur ce dernier point, ce qui rend agréable la lecture du livre, c'est précisément ce va-et-vient entre l'analyse du discours avec la distance convenue, et le ton cynique plein de dérisions qui parsèment le texte. Etait-ce une manière de rendre moins hermétique le livre ?

A.O. : Oui et non. C'est au fil de l'écriture que s'est faite cette imbrication. J'ai donc glissé involontairement, et non sans plaisir, vers un essai quelque peu pamphlétaire.

A.A. : Le discours sur l'immigré semble imprégner toute la société française. Vous dites que tout le monde pense détenir un savoir sur lui, du bistrot au parlement.

A.O. : Avant l'immigré était confondu avec son lieu de travail, là où il produit. Par la suite, il était identifié à son lieu d'habitation, là où il se reproduit. Aujourd'hui, il est devenu un lieu du dire, autrement dit, une des conditions de production de tous les discours incontrôlés.

A.A. : Passons maintenant aux paradigmes que vous avez dégagés et qui sont au principe de ce discours. Prenons le chapitre "paradigme de l'absorption" où vous passez au crible les notions d'intégration, du droit du sol et du sang.

A.O. : Le discours sur le sang convoque souvent l'Algérie. Les zélateurs de l'intégration tous azimuts ratiocinent à l'envi sur le sang versé par les Algériens pour libérer la France. Souvenez-vous du discours du feu Ferhat Abbas durant la période coloniale, qui dans l'entre-deux guerres argumentait dans ce sens pour réclamer l'intégration de l'Algérie à la France sous un statut de fédération. Son déchantement, par la suite, le conduisit au FLN. En réalité, le débat sur l'intégration mettant aux prises les pour et les contre permet d'éviter de parler d'une autre intégration, je veux parler de l'intégration des cultures immigrées dans la culture française. Un rapport de Jaques Berque préconisait au début des années quatre-vingt d'introduire l'enseignement de l'histoire et de la civilisations de ces cultures dès l'école primaire. Peine perdue. Le rapport fut renvoyé aux calendes grecques. En cette matière, les Français, excepté ceux dont c'est le métier de s'y intéresser, en sont au couscous-merguez-Fathma et salamalek. Il n'empêche que les immigrés , avec le temps, insufflent malgré tout, à doses homéopathiques, des ingrédients de leurs cultures dans la société d'accueil.

A.A. : Et ce fameux droit du sol qui agite l'actualité en France.

A.O. : Encore une fois, le discours sur l'immigré fonctionne à l'euphémisme. Les arguments avancés ces derniers jours pour supprimer le droit du sol fait se rétrécir petit à petit comme une peau de chagrin les grands principes des droits de l'Homme dont s'enorgueillit la France. Après avoir longtemps, à la corvée, courbé l'échine au père, on veut que le fils, aujourd'hui, demande à genoux la nationalité. Dans ces conditions, comme dit le poète René Char, "demander, c'est mourir".

A.A. : Parmi les plus acharnés contre ce droit du sol, se trouvent des descendants d'immigrés…

A.O. : Comme on dit chez nous, "cherche l'ennemi dans ton Kanoun, il est tapi derrière les chenets". Certaines personnes fraîchement réintégrées s'empressent à chaque occasion d'emboîter le pas aux plus conservateurs pour montrer combien il est un "bon sauvage". Souvenez-vous de ses positions pendant la guerre du Golfe, l'affaire du voile, et aujourd'hui le code de la nationalité. Il faut dire non aux Beni oui-oui.

A.A. : La remise en question de ce droit du sol, n'est-elle pas aussi un aveu des autorités françaises que l'école n'est plus un des instruments d'intériorisation du sentiment national ?

A.O. : L'école a toujours été un terrain de controverses idéologiques même s'il y avait un large consensus sur sa vocation la‹que. L'affaire du voile est venue secouer ce consensus. Personnellement, je pense que l'école, sans renier à sa vocation universaliste, doit être aussi un lieu où peuvent se négocier les diverses cultures mises en contact. Comme je l'ai signalé précédemment, la France campe sur sa présumée culture différente, et refuse de négocier avec les cultures immigrées. Pourtant, il n'a pas péril en la demeure, puisque dans l'espace du vécu de ces jeunes, il y a primauté de la société des pairs sur l'origine du père sans que celle-ci s'estompe complètement. On peut, par ailleurs, s'intégrer socialement et professionnellement, assimiler parfaitement les mécanismes qui régissent la société d'accueil sans pour autant souscrire inconditionnellement à ses valeurs ou à un supposé noyau identitaire national.

A.A. : A propos du père, pour revenir au livre, vous avez intitulé une de vos sections, "décoloniser le père-coucou", passage où vous avez décrit d'une manière émouvante le rapport père/fils. Pourquoi père-coucou ?

A.O. : Le coucou pond ses oeufs dans le nid des autres. L'immigré en a fait de même. L'enfant d'immigré prend ainsi la figure du clou de Djeha. Il rappellera toujours l'exil et l'exploitation du père.

A.A. : Vous remettez aussi en question la position du cul "entre deux chaises" dont d'aucuns semblent se satisfaire comme base d'analyse.

A.O. : Ce sont ces jeunes qui, les premiers, la contestent, d'ailleurs souvent avec beaucoup d'humour. Je cite Nacer Kettane qui écrit, en substance, dans son premier roman que "son cul est assez gros pour s'asseoir sur les deux chaises", ou le comique Smaïn disant, dans un de ses sketchs, préférer, tout compte fait, un "grand fauteuil".

A.A. : Cependant vous parlez vous aussi, quoique sur un autre registre, du pays d'acceuil et du pays d'origine, n'est-ce pas une autre manière de parler des deux chaises  ?

A.O. : J'ai écrit pays d'Horigine et pays d'écueils non pour mettre l'accent sur l'écartèlement entre les deux cultures, mais pour précisément distinguer référence et appartenance. Horigine (Hors des origines parentales) retient la référence à un pays par le truchement des parents, et pays d'écueils vise une appartenance problématique. Hors des origines face à un pays d'écueils, l'enfant issu de l'immigration choisit souvent le pays-monde, terme que j'emprunte à Bruno Etienne.

A.A. : Il semble que la notion d'intégration soit un peu galvaudée, et chacun y va de son sens.

A.O. : Absolument. En fait, le terme « intégration » est un moyen terme entre « insertion » et « assimilation ». Certains pensent assimilation quand ils disent « intégration ». D'autres le réduisent à l'insertion. Mais dans l'ensemble, aujourd'hui, le discours sur l'intégration, sournoisement, opère d'énoncés en énoncés une sorte de glissement sémantique qui rend acceptable l'idée d'assimilation jusque-là jugée trop homogénisante. Tout le monde s'en accomode, hormis l'extrémiste pour qui l'intégration de l'Autre signifie altération de la culture autochtone. Aussi, se réfugie-t-il dans la caricature de l'irrédentisme culturel.

A.A. : On sent, à la lecture de votre livre, que l'immigré est associé à tous les maux.

A.O. : Comme je l'ai souligné plus haut, l'immigré est devenu un des lieux de production des discours incontrôlés. La co-occurrence entre immigré et les termes qui désignent les maux de la société française d'aujourd'hui, tels que insécurité, délinquance, drogue, etc. est au principe d'un discours sécuritaire qui, pour se rendre acceptable, fonctionne au manichéisme : l'immigré régulier VS le clandestin maquisard urbain ; l'intégré et bon sauvage VS le rebelle banlieusard voleur d'épiceries. Ce classement entre bons et méchants ne concerne d'ailleurs que les immigrés.

A.A. : Il y a tout de même un consensus quasi national sur la chasse au clandestin

A.O. : Le discours sur le clandestin s'exacerbe au fur et à mesure qu'il obtient un consensus national. En termes de fonctionnement du discours, les énoncés sur le clandestin sont des énoncés de bord, au sens qu'ils permettent le passage d'un discours modéré à un discours franchement raciste. Ces énoncés opérateurs d'acceptabilité de discours xénophobes saturent le discours sur l'immigration. Ce qui n'incite pas à l'optimisme, loin s'en faut.

A.A. merci pour ce complément d'explications.

A.O. : Choukran.

Propos recueillis par Lazhar Othmani

Achour Ouamara
lire résumé du livre Le discours désimigré