Comment peut-on être Charlie Mahomet ?


Croquer Mahomet en miséricordieux affublé d'un turban couillu, convenez que ça fait tourner la tête à plus d'un (1). Le couple Charlie-Mahomet est né. En France et nulle part ailleurs. Le dessin chéri/incriminé a génialement répondu, par anticipation, à tout ce qui allait suivre, à l'encerclement de la liberté d'expression comme à ses sermons. Il a rassemblé, en quelques traits, le respect et l'irrévérence, la possibilité d'une réconciliation et, dans le même mouvement, le fracas de la liberté réfractaire au prêchi-prêcha du compromis et de l'injonction. Lisons le dessin plutôt que de le regarder.
Le bandeau "tout est pardonné" est étonnamment christo-mahométan (que l'hérétique Charlie accepte que je le convertisse momentanément !).
En effet, qui pardonne ? Charlie ou Mahomet ? Est-ce le premier atteint dans sa chair qui a déjà fait le deuil ou le second vite rappelé pour racheter les siens. Cette incertitude du sujet de l'énoncé est une sorte de pied de nez fait aux distributeurs de la vérité, quels qu'ils soient.
Par la pancarte "je suis Charlie" tenue entre ses mains, le Prophète Mohammed s'incruste parmi les manifestants anonymes Boulevard Voltaire ! L'on se surprend même à rêver d'avoir vu brandir le 11 janvier parmi les manifestants des "nous sommes tous Charlie-Mahomet", en signe d'hymne à la vie placée au-dessus de tout.
Passons à la partie irrévérencieuse : le turban sexué, qu'il faut voir comme un hommage aux victimes : gagner coûte que coûte leurs rires pour les mériter, leur survivre et leur hériter. Ce turban sans pli est l'annonce faite à la marée humaine en deuil : Charlie à peine "mort" est déjà ressuscité !
Quant à la larme que verse Mahomet, elle est double. Elle semble dire la peine du blasphème et celle ressentie pour les victimes.
Cette interprétation sémantique n’évacue pas le sentiment de l’offense que ce dessin à fait naître. La liberté d’expression opposée à cette offense inclut aussi l’expression du sentiment de l’offense. Les Musulmans de France (français ou non) ont su faire preuve de dignité en condamnant ces assassinats tout en exprimant des réserves quant à la charge sans gants dont fait l’objet l’islam et son prophète. Leur vécu laïc et leur expérience démocratique les a prémunis de l’appel au meurtre entendu ça et là à l’étranger, à Alger comme à Grozni. Ils ont ainsi, en l'éprouvant, usé pleinement de leur liberté d'expression plutôt que de se morfondre silencieusement dans le ressentiment. Ils nous ont dit qu’ils pouvaient être Charlie sans adhérer à Charlie, ou qu'ils pouvaient ne pas suivre Charlie sans adhérer à Kouachi/Coulibaly.
C'est pourquoi, la France doit souffrir d'entendre, sans s’y pendre ni s’y perdre, la blessure de leur croyance, elle doit faire taire les racistes dormants soudain réveillés par l’odeur de la mort, une aubaine pour eux, islamophobes et antisémites qui s'en donnent à coeur-joie en récurant impunément leur haine à la petite comme à la grosse cuiller.
De vrai, le xénophobe de tout poil a du grain à moudre ces temps-ci, servi généreusement par des nervis. Il sort ses gros moulins. Et si on ne l’arrête pas, c'est la liberté tout court qui se fera rouler dans la farine.


(1) Dans la caricature du danois Kurt Westergaard (2005), dans le quotidien Jyllands Posten, reprise par Charlie Hebdo en 2006, Mahomet était coiffé d'un turban en forme de bombe avec une mèche allumée.
Achour Ouamara

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