Il était une fois... l’écrit, l’exil, la trace -
Entretien avec A. Chaouite
A. CHAOUITE : Allons à l'essentiel, en sachant que le cheminement
vers cet essentiel empreinte les détours qui s'imposent. Tu viens de publier un roman Il était troisfois ...
J'y renvoie le lecteur, et plutôt expressément, pour le découvrir. Restons ici sur ces voies de détours que je qualifie d'essentielles, je t'en propose quatre. La première s'amorce avec le titre même. Le titre de ton roman ouvre sur une double interrogation du temps: sur le mode approprié au temps fictionnel ("Il était (une) trois fois"), un mode qui allie ici le conte, le fantastique et le fabuleux pour dire l'indicible d'une réalité bien là dans son temps passé et présent. Ensuite sur le mode d'une insistance qui raconte une histoire trois fois, différemment. A la lecture, le temps se révèle un "personnage" central à plusieurs visages (Aguellid, Cheïrok...). Ces visages du temps construisent un palimpseste temporel complexe mais, en même temps, sont pris dans un énorme piège de l'intolérance. Ce téléscopage des temps c'est-à-dire des mémoires et de l'histoire, rend apparemment à la fois urgent et difficile la construction d'une "fiction" commune ou d'un temps commun qui fasse tenir ensemble les clans du village métaphorique qui est la scène de ce roman. Pire, il augure, si les temps mémoriels ne s'accueillent les uns les autres, d'une tragédie destinale.
En clair, il n'y aurait d'avenir en Algérie qu'arrimé à son passé, à tout son passé?
A. OUAMARA : Il est impossible de restituer tout son passé. Ce serait d'ailleurs effroyable.
En revanche, de ce qu'on restitue dépend effectivement l'avenir. Or l'histoire officielle algérienne aime à dissimuler les rides du passé.
Cette sacralisation-mystification de la mémoire engendre inévitablement un retour du refoulé. D'où la violence terrible,
à travers le personnage (le corps) de Mouria, entre ceux qui veulent recouvrer le passé et ceux qui veulent le recouvrir.
Autrement dit, qui du passé et du présent doit soumettre l'autre? Le "sort" de l'avenir s'y joue. C'est l'éternel face-à-face entre
la mémoire et l'oubli. Et, comme dit le poète, "Malheur à toi, qui peux oublier! Malheur à toi, qui l'as pu !". Les clans protagonistes du roman,
les Adrides et les Ubaches, ont une origine (des origines) à partager. Mais le partage d'une origine n'est pas une sinécure. Chacun creuse passionnément
son trou moins pour
s'y mirer que pour couvrir de son remblai fumant le trou de l'autre. En le tassant avec acharnement.
A. C. : Deuxième détour. Tu es kabyle immigré, installé depuis longtemps en France. En Universitaire, tu as analysé,
dans deux essais précédents, d'une part le discours journalistique et politique sur l'immigation maghrébine en France.
Cet essai Le discours désimigré (1) est paru en Algérie. D'autre part, tu as analysé la problématique actuelle de l'Algérie dans
son lien à l'histoire coloniale dans "Oublier la France", et ce deuxième essai est paru en France.
Avec ce roman "Il était trois fois... ", tu écris, sur le mode fictionnel cette fois, toujours de ton lieu d'immigration, sur ton lieu
d'émigration et le roman est publié sur un support (la revue Algérie Littérature/Action) qu'on pourrait dire sur la frontière entre ces deux lieux...
Il y a làdes parcours et des pérégrinations de toutes sortes (lieux, éditions, langues, temps, modes d'écriture...).
Quels liens et/ou quels ruptures de liens se jouent pour toi entre ces pérégrinations et l'écriture?
A. O. : Je ne me pense pas exilé. Je suis venu en France de mon plein gré, attiré par elle comme le papillon par la lumière.
Depuis, mes ailes ont quelque peu roussi (en bien et en mal). Je suis, en revanche, exilé dans le sens où une e) exilé(e)
a toujours un(e) ex: ex-ile, ex-patrie, Sauf que pour moi, la
France n'est pas un pays étranger. Mais ça, c'est une autre histoire!
Pour ce qui est des thèmes et des lieux d'édition des ouvrages que tu cites,
ils traduisent, à mon avis, et à mon insu, une secrète volonté d'ubiquité: être en Algérie, en France, et entre les deux,
c'est-à-dire ailleurs. Ceci expliquant cela. Dans le Discours désimigré, c'est la France qui est le point de mire.
Le tireur est posté en Algérie. Dans Oublier la France, c'est presque l'inverse. Quant au roman "Il était trois fois...",
je pourrais dire maintenant, en forçant légèrement le trait - c'est toi qui me le suggères -, qu'il serait dans l'entre-deux en ce qu'il intègre
dans l'histoire tous les pans de la mémoire algérienne, y compris celle de la France. Mais je ne peux aller au-delà dans l'analyse du roman.
Je laisse le soin au lecteur d'y découvrir ce qu'il en est.
A.C. : Troisième détour. Il nous fait revenir au roman, c'est la violence. Elle est inouie dans ce roman.
Dans le style incisif et acérémalgré l'humour dérisiorinel comme dans les descriptions de certaines scènes dont l'horreur est à peine soutenable.
Toute la trame narrative baigne dans cette violence multiforme sans qu'aucune version des trois fois ne l'envie aux autres.
Le personnage de Mouria la révèle dans toutes ses dimensions, en elle et chez les autres: béance, complaisance, vengeance... et révèle
par là-même l'état du déréglement de tout un système qui ne peut plus souffrir ou se contenter d'un bricolage (idéologique ou autre)
pour sortir du cercle infernal de la violence... Mais alors l'écriture, l'écriture comme violence symbolique
également ("les mots se font soldats" dis-tu), par quelles fonctions s'inscrit-elle là-dedans?
A.O.: Aujourd'hui, la fiction n'a, en termes de violence, rien à envier à la réalité. Il suffit d'observer ce qui se passe dans le monde,
et particulièrement en Algérie. Cela dépasse l'entendement. Dans ce roman, la violence naît aussi de l'impossible partage des failles et
des tares communes, des origines communes, mais aussi d'un langage qui puisse les dire dans leur être. Alors, la langue sevrée s'est faite os,
lame, sang. L'écriture - si
tant est que j'en aie décidé consciemment - est, j'ose l'espérer, à la mesure de cette violence née du bannissement ici et là
du désir, de la parole, de la différence...
A.C. : Dernier détour: La langue et tu es linguiste. "les mots tiennent du lait maternel dont l'oubli forme un creux noir dans l'âme".
Bel hommage rendu à la langue dite maternelle. Tu es linguiste, tu as têté, si je puis dire, une langue maternelle - le tamazight - qui est
en proie à une entreprise d'oubli et d'effacement dans sa propre demeure et tu as émigré dans une autre langue que tu habites tout
aussi aisément que la première. Que doit l'écriture à la trace et à l'exil linguistique?
A.O.: S'exprimer ou écrire dans sa langue maternelle coule de source, si je puis dire. L'exercice de et dans la langue
française me paraît, personnellement, une sorte de traduction inconsciente de la langue maternelle. D'où le défi ou le dépit,
c'est selon, de s'en éloigner dans l'écriture. Mais la langue maternelle vous rattrape toujours en vous prenant au collet.
Par exempIe, traduire un proverbe kabyle en français - et c'est le cas dans le roman - peut paraître une gageure.
Car je ne peux lire sa traduction en français sans, simultanément, le penser en kabyle. Est-ce l'exil linguistique qui,
dans l'acte d'écrire, fait veiller la langue maternelle à l'ombre de toute autre langue, dans une sorte de dialogue muet mais
incessant entre les deux codes? Je ne sais. Cela donne sûrement un univers langagier, voire un imaginaire, qui ne tient ni de l'une ni de
l'autre, ou plutôt fait de la mixture des deux à la fois. Beaucoup d'écrivains étrangers d'expression française parlent de cette volonté
de ferrailler avec la langue française pour la passer sous le joug de leur imaginaire. Y parvient-on quant on est ravi par les deux langues?
Je dirais, Au commencement était le verbe... lacté. Puis, à moi toutes les autres liqueurs! !
(1) Editions Bouchène. Alger, 1993.
Achour Ouamara