Kafka invité au Procès

par A. Wamara
19 septembre 2021



À six heures du matin, ils sont venus me chercher. Je sortais d'un rêve où je courais derrière une gazelle.
- Police ! Ouvrez !
Encore somnolent, je me dépêche d'ouvrir en m'aidant de mes mains et de la force de mes bras, je n'ai pas l'usage de mes jambes qui sont amputées. À peine ai-je tiré la bobinette que les policiers s'engouffrent à l'intérieur de ma maison comme un troupeau de gnous en cavale.
- Perquisition !
Et là tout est déballé, papiers qui volent, matelas renversé, tiroirs vidés, etc. Heureusement, si je puis dire, peu de choses sont épargnées par l'incendie qui a ravagé mon village il y a une semaine. La moitié de ma maison est partie en fumée.
- C'est quoi ça, me dit le policier qui était visiblement le chef à en juger par ses épaisses moustaches bombées jusqu'à la pointe du nez.
- Un tapis, je réponds.
- T'en fais quoi avec ton tapis ?
- C'est un tapis de prière.
Il éclate de rire.
- Un tapis de prière, toi le mécréant, on sait tout sur toi.
- Je fais aussi du yoga dessus.
- Du yoga ! Et moi je fais de la danse du ventre à l'égyptienne. Ça a tout l'air d'un tapis volant pour handicapé des jambes. Et la brûlure du bout du tapis que je vois là, elle vient d'où, hein ?
- Une cigarette mal éteinte.
- Une cigarette, voyons, tu fumerais pas des chalumeaux par hasard ?
- Un tapis volant ? Mais on trouve ça que dans les Mille et une nuits.
- Tu verras, t'en passeras des nuits à perpète en prison.
- C'est pas possible...
- Embarquez-le !
C'est ainsi que je me suis retrouvé devant un tribunal. On a suspendu verticalement mon tapis devant le bureau du juge qui siégeait en hauteur. 54, c'est le numéro affiché dessus. D'autres pièces à conviction sont alignées à côté avec leurs numéros respectifs. Je ne savais pas que je possédais autant d'objets.
Le juge, s'adressant à moi :
- Vous reconnaissez ce tapis ?
- Oui, Monsieur le juge, c'est mon tapis.
- Un tapis de prière ou de yoga, peu importe, c'est ce que vous avez déclaré, n'est-ce pas ?
- Oui Monsieur le juge.
- Et la brûlure du tapis vient, selon vous, d'une cigarette mal éteinte, vous maintenez votre déclaration ?
- Absolument, Monsieur le juge.
- Bien, appelez l'expert en tapis, s'il vous plaît.
On fait entrer un Monsieur bien habillé, un peu replet, l'air décidé.
- Mr l'expert en tapis, que pouvez-vous nous dire de ce présent tapis que vous voyez là, pièce n°54, de sa brûlure précisément ?
L'expert l'ausculte longuement et minutieusement, le retourne comme une crêpe, puis se retourne vers le juge :
- Votre honneur, au vu de la trace de cendres du dessous, ce tapis a été brûlé alors qu'il se trouvait à une hauteur respectable au-dessus d'un feu. Je suis formel, il ne peut s'agir que d'un tapis volant.
Mon avocat d'office s'insurge :
- Votre honneur, on peut être expert en tapis sans l'être en tapis volant !
- Objection rejetée. Appelez l'expert en hiéroglyphes, s'il vous plaît.
L'expert en hiéroglyphes s'est attaché à lire en grand linguiste aidé d'une loupe tous les signes brodés main sur le tapis. Il marmonnait dans sa barbe des bribes de phrases incompréhensibles avant de lever la tête et de déclarer avec autorité :
- Il y a dans ces signes quelque chose de crypté, une sorte de message, je dirais un ordre qui ne laisse pas de doute quant à son caractère funeste.
Et là mon avocat ne tenait plus sur sa chaise. Il se lance :
- Votre honneur, permettez-moi d'appeler à mon tour un sorcier pour dénouer cette affaire.
- Faites donc, répond le juge, intéressé.
Un sorcier muni d'une lampe à pétrole allumée entre dans le tribunal en chantant un air ancien.
- Arrêtez votre chant, l'interpelle le juge. Vous êtes ici dans un tribunal.
- Respect, votre honneur. Je cherche ici en disciple de Diogène un homme, un homme épris du droit, je n'en trouve pas, et votre toque ressemble à s'y méprendre à une antenne qui capte, elle, pour de vrai, des ordres funestes. Mon chant est le chant du cygne de votre justice.
- Arrêtez cette mascarade, tonne le juge.
- Oui, répond le sorcier, arrêtez cette mascarade, la vôtre !
- La séance est levée, ordonne le juge furibond.
Verdict :

1. incendie volontaire de ma propre maison,
2. amputation suspecte de mes membres inférieurs,
3. utilisation d'arme à feu magique,
4. intelligence avec l'ennemi par des contacts codés,
5. outrage à agent de l’État par sorcier interposé.