Réagissez !

Dis-moi qui tu hais...


(in Le soupçon, antichambre du racisme, Ecarts d'identité, n°79, déc. 96)

"Dis-moi qui tu es" : est-ce une invite à un partage d'identité ou une injonction à la décliner ? Un premier élan vers la rencontre de l'autre ou une parole à son encontre ? Quête d'un doux frottement des altérités ou rappel autoritaire d'une différence intraitable ?

On mesure ici toute l'ambigu‹té de l'approche de l'autre. Amour et haine en sont les deux faces qu'il est souvent malaisé de délier.

La victime et son parrain

Passons sur la mine renfrognée du guichetier à la lecture d'un nom exotique serti de h aspirés, le rictus de l'agent de l'ordre avide d'irrégularité, ou ce bonheur ineffable du pourvoyeur d'autorisations à énumérer les pièces manquantes d'un dossier. Tous, ils sont amoureux de leur haine.

L'interpellé pourrait connaître d'expérience cette haine dormante pour ne pas voir, à tort ou à raison, dans le ton, le geste et le regard du questionneur, une intention malsaine, comme si obligation lui est faite de déballer ses origines, sa culture, sous forme d'aveu.

Mais une perversion guette l'interpellé quand, victime, il tend à s'identifier à l'objet de cette haine pour verser à son tour dans l'interpellation et dire : "dis-moi qui tu hais je te dirais qui je suis". Dès lors, l'amour de la haine lierait morbidement le raciste et sa victime dans un jeu de miroirs : l'autre se créerait son autre pour le plaisir de l'accusation, pour exister dans la haine de l'autre. Il se complairait dans une attitude victimaire, aliénante, et se noierait dans son identité pour s'interdire le risque de l'ouverture. L'interpellé se sentant désigné, au geste d'approche "qui es-tu ?", répondrait par "qui hais-tu ?", comme s'il guettait joyeusement la question. Se peut-il qu'il soit un jour surpris par l'amour de l'autre ?

Plus insidieuse est la glorification de l'autre qui n'est qu'une discrimination positive. Rejeter ou glorifier l'identité de l'autre participe du même mode discriminatoire. Et si, en suivant le psychanalyste, l'autre c'est l'inquiétante étrangeté qui est en nous, glorifier ce dernier revient à verser dans la clôture narcissique, à l'image du paternaliste qui ne sort jamais de sa superbe, puisqu'il ne compatit que pour afficher l'ampleur inégalée de sa douleur, comme il ne reconnaît de savoir à l'autre que dans la mesure où il le lui accorde depuis les cimes de sa science infuse. Par et pour moi, telle est sa devise. Le raciste aime sa haine. Le paternaliste aime son amour.

La passion de l'altérité

De vrai, il y a dans toute approche de l'autre un soupçon d'interpellation, en ce que la propension à la (re)connaissance de son identité pourrait, sans l'impératif d'une vision d'échange d'altérités, être synonyme d'identification. C'est cet échange qui permet le passage de "dis-moi qui tu es" en "dis que tu es moi", point de rencontre en ce point invisible à la haine, étranger à l'atmosphère de la question. Echanger pour changer et vice-versa, car c'est l'échange ou la mort. Appelons cela la passion de l'altérité où chacun se réjouit que l'autre existe, s'en émerveille, souhaite d'en être positivement altéré, et s'enquiert auprès de lui : "dis-moi que tu es !", convaincu justement qu'il est la source où il fait bon de se désaltérer, de puiser un supplément d'origine. Autrement dit, que chacun apprenne à désappartenir, à s'émanciper du sceau des origines (s'en tamponner) pour rejoindre l'autre rive. On objectera que c'est un appel au déracinement (déraciné ? déraciné ? Est-ce que j'ai une tête d'un bonsa‹ ?). Nullement. Ce n'est ni l'identité volatile, ni l'identité pérenne. C'est un rendez-vous à la verte lisière des identités où se fondent les coappartenances, où se greffent au prisme de l'altérité les valeurs communes et universelles : Liberté, Egalité, Fraternité, Altérité.

On est loin du piège de la fausse tolérance qui, tout en substituant la sensiblerie à la sensibilité, présuppose la négativité de l'autre, de ses actes et de tout ce qui le constitue, où le tolérant, pour avoir choisi avec condescendance la voie permissive au lieu de la répressive, exigerait implicitement du toléré une manifestation de gratitude.

On serait donc bien inspiré de garder à l'esprit que l'autre est d'abord une question. Une troublante question sur ses propres origines. Et que toute réponse précipitée débouche sur un malentendu lourd de conséquences : la haine de soi projetée sur autrui : "dis-moi qui tu hais je te dirais qui tu es".

C'est sans aucun doute dans l'expérience féconde de l'échange interculturel, fête d'identités assoiffées d'emprunts, que les préjugés de part et d'autre s'estompent, que le langage de la rencontre, par le jeu de passerelles, se défait du sens commun pour donner lieu à un sens en commun, débarrassé de toute détestation.

C'est pourquoi le médiateur interculturel se doit d'être l'homme des frontières, le passeur du seuil entre le nous et eux, l'artisan qui oeuvre sans relâche à la jointure pour que le "dis-moi qui tu es" n'appelle jamais un "dis-moi qui tuer".

Achour Ouamara