Lettre à un touriste...
(in Vous avez dit vacances ? (re)tours au pays d'origine, Ecarts d'identité, n°69/70, juin-sept.94.)
Nous sommes à Algeciras. Au Port. Non loin de Grenade l'Omeyade. Ici, on attend le bateau avec cette fébrilité que communique un nuage à une terre crevassée. Boire! Boire! Boire la mer jusqu'à la mère! Bateau-soc qui ensemence une fois l'an la terre de ses enfants.
Le croyant déploie son tapis de prière en direction de Djebel Tarik (Gibraltar). La Mecque a perdu sa Kaâba (1).
Le pèlerinage est parcours de repentir. Le pèlerin, face à Dieu, l'implore pour un retour à la candeur. Il se défait de ses habits de vice contracté pour en enfiler de vertu retrouvée. Ainsi du Mouhajir (2), mais pour des raisons secrètes. Dépouillé en exil de ses attributs sociaux, la parole la première, annuellement il s'en enduit la tête et le corps à la source originaire. Il sait que la force et la dignité ainsi recouvrées, comme un mur laqué à l'épreuve des intempéries, se décolleront au travail dès son retour, face à la dure Loi du sol et ses décrets sans recours.
Le bateau tangue. A l'horizon, Tanger. Dites Tanja, comme Ceuta est dite Sebta. Les noms retrouvent aussi leur rectitude princière; ils se dressent crotales au son de flûte - et charment àl'aperture de leurs consonnes finales. La langue maternelle reprend ses droits. Le geste, d'exil contenu, se déplie et s'accorde à l'intonation de la voix. Les mots ne sont plus écorchés. Ils se décrochent comme l'épée du fourreau. Salves de paroles. Déhanchements de corps sortis de leurs chrysalides. Voici la terre des aïeuls!
Brusquement, le bateau s'ébroue, puis se déleste de son cortège de voitures bondées, aux allures de méharis. Elles serpenteront à travers tout le pays: invasion bienvenue. Contrôlez! Le faciès n'est plus écart d'identité. La carte plastifiée le cède au talisman marrakchi.
Ici, les vacances ne forment pas, elles guérissent. Et le branle-bas des valises mal ficelées, baluchons et autres cantines, sont des trompe-l'œil pour analystes de pacotille, qui y lisent le trabendo là où il faut entendre le souffle des âmes qui (re)palpitent.
Puis s'évanouit la froideur du vide du Nord. La foule n'est plus solitaire. Le regard n'accuse point. Il invite. Le nom n'est plus délit. Il lie. L'apostrophe ne ponctue plus le quotidien. Elle se fait appel du muezzin. Du minaret non castré. Enfin le bruit sollicite! Les odeurs vous en aurez: Méchouis, Hrira, qasbar, tajine, menthe..., et d'enfants la rue écume: Foutre le trou de la Sécu ! On vous offrira du pain. Acceptez. Vous ne mangez le pain de personne, sinon celui de Dieu. Qui donne seul devra. Devez à votre tour. Appelez ça "régularisation" .
Au loin, Marrakech rougit de tant d'hospitalité. C'est pourquoi elle accueille en proverbes. Les fiers palmiers vous feront révérence. Le guide ne fait que vocaliser le texte urbain trop polysémique pour l'obtus cartésien. Labyrinthiques, les ruelles médinales s'offrent au pas comme le parchemin au calame: palimpseste de saluts et de regards. Vous offusquez-vous de devoir tout négocier? Mais la négociation est ruse du lien social, c'est son unique et véritable monnaie. Elle tisse ce qu' ailleurs se communique en code binaire. La valeur de l'objet est seconde.
Surtout ne vous affligez pas de cette mine contrite face à la mendiante. C'est à Dieu qu'elle demande l'aumône; comprenez miséricorde. Pas à vous. Votre don sera d'autant vain que compatissant. Vous ne perdrez que le surplus de la conversion monétaire: échange inégal. Cela même qui vous fait touriste. Cherchez-vous le voile contrevenant? Rendez-vous chez les Aït Ourir. Demain s'uniront Ali et Fatima. Là-bas les mariages sont tous blancs: d'éclats de bijoux. Les menottes sont de henné, le sceau celui du sabot qui (re)conduit la mariée à la fontaine! Seule est clandestine la flèche du regard khôlé.
Troquez Salamalek contre Salamou Alaîkoum, le seul papier exigé. Entrez! Entrez! Que lampe du dedans vous éclaire. Puisse sa flamme, à votre retour, se substituer à l'emblème discriminatoire. .
(1) kaâba : les musulmans prient en direction de la Kaâba, située à l'intérieur de La Mecque.
(2) mouhajir : immigré.
Achour Ouamara