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" On ne peut s'insérer sans maîtriser la langue. Il faut donc offrir à chaque personne accueillie la possibilité de voir sa capacité linguistique évaluée et de recevoir une formation appropriée. Ces formations seront sanctionnées par une forme de certification "
(Contrat d'accueil et d'intégration, c'est moi qui souligne)(1).
Méfions-nous du langage. La vêture faite de soie dont les mots se drapent peut vite s'imprégner de l'odeur d'un linceul. De surcroît, les mots sont enclins à de mauvaises fréquentations. Dès qu'un mot pimpant caracole avec un plus revêche, voilà qu'il se métamorphose en pointant l'envers rêche sous son revers velouté.
Oui, le langage tient de la rose et de l'épine.
Les accrocs de l'accueil
Intéressons-nous précisément aux accrocs du mot accueil.
Côté rose, accueillir c'est donner à l'autre de son nécessaire (2).
Il appelle à "nourrir la faim de l'autre de mon propre jeûne" (3).
Cet accueil synonyme d'hospitalité est réfractaire à la codification contractuelle, à toute notion de durée, d'assignation, de signature, de réciprocité, sans question ni en-gage-ment. L'hôte s'ouvre à l'invité-autre en se serrant et en desserrant sa bourse comme on desserre ses dents. L'inconditionnalité est au principe même de cet accueil.(4)
Côté épines, accueillir peut se décliner en cueillir, capturer.
C'est l'accueil qui soumet l'accueilli à un contrat définissant et réglant les modalités de son arrivée, son séjour, et son éventuel départ. L'accueil contracté s'avère ainsi être un piètre et pervers succédané de l'hospitalité en ce qu'il "appelle des formes fortes de ritualisation censées marquer et solenniser des passages accomplis dans un registre strictement bureaucratique. L'accueil est en outre, et aujourd'hui très massivement, l'objet de politiques à différents niveaux : national, local, institutionnel, etc. Il fait l'objet d'une rationalisation et d'une professionnalisation croissantes et ressort de ce fait de plus en plus largement de logiques utilitariste et pragmatique. Il peut être conçu comme une aide à l'entrée mais se réduire aussi à une activité de tri, de filtrage, de canalisation des flux. Il peut enfin être désigné comme le lieu exclusif du traitement des conflits entre membres et non-membres et, en ménageant entre eux une zone tampon efficace,
devenir l'exacte antithèse de l'hospitalité "(5). De là on mesure assez bien la distance qui sépare ce type d'accueil er la véritable hospitalité : la Loi de l'hospitalité précède le Contrat qui, lui, procède d'autres lois.
En dépit de ses bonnes intentions de bien accueillir le nouvel arrivant, le " Contrat d'accueil et d'intégration " s'apparente néanmoins à cet accueil bureaucratique et antinomique d'hospitalité. L'accueilli, une fois pris dans les rets juridiques de ce Contrat (6), se trouve dans une position inconfortable : se soumettre aux clauses du Contrat ou s'en démettre, quand bien même cette deuxième possibilité serait contraire à la logique de la démarche volontaire d'un nouvel arrivant dont la raison première est d'émigrer. Coûte que coûte ! Car pour lui, l'hospitalité, si elle advenait au bout de ses supplices, serait synonyme de conjuration de sa misère.
Plein de velléités, ce Contrat ambitionne de " mettre en place de véritables parcours d'intégration en faveur des personnes étrangères, disposant d'un titre de séjour et entrant pour la première fois sur le territoire national pour y séjourner durablement " (c'est moi qui souligne). Cela suppose que le premier tri a déjà été effectué au sein des prétendants à l'accueil. Le Contrat ne concerne que les étrangers déjà qualifiés, les " publics éligibles ", selon sa terminologie (7). Y est passée sous silence la première étape, le pré-contrat (véritable parcours de combattant) qui mena le nouvel arrivant jusqu'à l'acquisition du titre de séjour, parcours de supplications où il dût se plier à maintes injonctions administratives et policières. Une fois passé ce premier seuil, acquis le titre de séjour, le demandeur n'est pas pour autant au bout de ses peines puisque l'Etat n'accorde pas crédit à sa bonne foi. Le titre de séjour n'est pas donné mais (ac)cordé : au bout d'un moratoire d'un an, il n'est pas exclu que le nouvel arrivant soit disqualifié.
Il faut donc enjamber un deuxième seuil maçonné en filigrane par le Contrat. Rien n'est encore joué. Sous l'euphémisme de prestations de services, le Contrat met ainsi en scène un prestateur (l'Etat) et un prestataire (le nouvel arrivant fraîchement régularisé) à dessein de prolonger la pièce, puisque la fin (l'exécution du contrat) est sujette à toutes sortes d'incertitudes.
Ce deuxième seuil institue un rapport asymétrique entre le maître de céans (l'Etat) et l'élève (l'étranger arrivant). Accueil sursitaire, précaire s'il en est, tout fourchu de conditions qui accompagnent ce terme dans le dit contrat : évaluation, validation, certification, attestation, sanction, diagnostic, repérage social, contrôle sanitaire, suivi administratif, mise au point, bilan, etc. L'hostilité pointe à l'horizon de l'hospitalité. C'est encore plus vrai de l'hospitalité publique. Edifice passible de rupture, ce Contrat, faute d'accomplir l'hospitalité l'achève dans ses prémisses et frémissements en menaçant de ses émargements, telle une épée sur le chambranle, l'ajournement de la jouissance du séjour. Indue, la chaleur de l'hospitalité risque ainsi de s'éteindre faute d'être atteinte (méritée) par l'évaluation.
On est loin de l'accueil qui consiste à recueillir le "premier venu, sans signalement, dépareillé, avant toute liaison contractée "(8), sans le jauger ni le juger.
Il n'y a pas lieu ici de se satisfaire de l'évocation d'une hospitalité absolue et inconditionnelle qui n'en ferait qu'une métaphore langagière. L'hospitalité illimitée marque une rupture avec l'hospitalité de droit, de pacte ou de contrat, " elle lui est aussi étrangement hétérogène que la justice est hétérogène au droit dont elle est pourtant si proche, et en vérité indissociable " (9). Elle est une sorte de veille de l'hospitalité de droit, " elle peut (...) la mettre et la tenir dans un mouvement incessant de progrès " (10), de perfectibilité., " sans cesse nous guettera ce dilemme entre, d'une part, l'hospitalité inconditionnelle qui passe le droit, le devoir ou même la politique et, d'autre part, l'hospitalité circonscrite par le droit et le devoir. L'une peut toujours corrompre l'autre, et cette pervertibilité reste irréductible " (11).
Ne nous méprenons donc pas sur cette hospitalité d'Etat (de contrat) qui, naturellement, passe par le biais de la loi. L'Etat est un monstre froid qui répugne aux sentiments. Il prête son visage au guichet dont on ne s'attend pas à ce qu'il se surpasse en générosité. Il obéit aux directives de l'heure et de l'opinion. Point. Son pouvoir d'hospitalité peut, paradoxalement, permettre et compromettre l'hospitalité de par la teneur même de ses conditions et de ses exigences en matière d'accueil (12).
Du reste, ce contrat ne boude pas les mots généreux : <:i>offrir, recevoir, permettre, former, accorder, ou plus terre à terre, si l'on peut dire, "réparer l'ascenseur républicain".
Plus symboliquement, l'offrande de la langue d'accueil (maternelle donc lactée) au nouvel arrivant, ne relève-t-elle pas d'une hospitalité digne de celle d'Abraham, celui qui, aux chênes de Mambré, servit le meilleur de son lait à ses trois hôtes de passage (Yahwé et deux de ses anges) ?
Le don d'une langue ?
"Les 'personnes déplacées', les exilés, les déportés, les expulsés, les déracinés, les nomades, ont en commun deux soupirs, deux nostalgies : leurs morts et leur langue " (13)
L'absence de réciprocité.
Sans la possibilité
de réciprocité, le donateur se soucierait peu du donataire dont il effacerait
l'identité, toute l'identité, par la chose donnée. Car, au sens large, "la langue, celle dans laquelle on s'adresse à l'étranger ou dans laquelle on l'entend,
si on l'entend, c'est l'ensemble de la culture, ce sont les valeurs,
les normes, les significations qui habitent la langue.
Parler la même langue, ce n'est pas seulement une opération linguistique.
Il y va de l'ethos en général"(17).
Apprendre la langue de l'accueil ne suffit donc pas à l'accomplissement de la
réciprocité. Si l'Etat s'acquitte de ce don de langue,
il n'est pas pour autant quitte de la réciprocité.
S'il y a une langue à l'arrivée (la langue française) qu'en est-il de la langue de départ (langue d'orgine) ?Que doit précisément rendre l'accueilli à son hôte qui soit digne de la langue donnée ? Ses bagages : sa propre langue, sa langue maternelle, l'inscription du meilleur de sa culture, son savoir-faire, dans l'espace partagé qu'est la terre d'accueil. Or, le sus-dit Contrat n'en dit mot. Les langues autres ne peuvent prétendre à l'échange. Et c'est là que le bât blesse. Elles sont considérées comme des bas-gages qui doivent rester dans l'arrière-cour en attendant la grande éboueuse qu'est la Langue Nationale. Or, il est nécessaire, pour que l'échange soit équitable, que l'accueilli laisse aussi migrer ses mots, lâche sa langue, s'en sépare pour atteindre son hôte, donne sa langue à l'autre, la greffe sur l'autre-langue pour se retrouver " chez-soi chez l'autre " (18).
Hélas, la société d'accueil, outre qu'elle se plaint de trop donner à l'autre,
elle refuse tout accueil plein et sincère des cultures d'origine.
L'étranger donataire se sent alors "aplati"(19) d'être privé de la réciprocité.
Le don de sa culture lui reste sur les bras. Il le symbolise alors à outrance en signes
qu'il exhibe à tout venant. Il le sacralise et s'en enchante jusqu'à la fascination.
On comprendra ainsi aisément l'ostentation de signes identitaires dans les lieux les plus généreux comme l'école, lieu d'accueil et de connaissances, sans supposés préjugés, où l'étranger ne se sent pas étranger, lieu par excellence pour rendre grâce à la société d'accueil en pratiquant la réciprocité.
On se méprend à vouloir nolens volens effacer toutes ces aspérités qui disent la trace des identités ségréguées, écartées. C'est ainsi que la dépossession des identités mène à leur répétition obsessionnelle.
En excluant la possibilité de réciprocité, la langue d'accueil offerte se réduit à un outil, un instrument,
puisque son objectif est de
"permettre l'insertion sociale, et le plus possible d'ouvrir la voie vers
l'insertion professionnelle par l'accès aux formations qualifiantes",
autrement dit accéder au marché de l'emploi.
Point donc d'altérité hors le Marché.
Faut-il sauver les hommes (les soustraire à la misère en les accueillant)
ou leurs idiomes ? Le salut de l'autre suppose-t-il le salut de l'idiome ?
C'est une question qui se pose cruellement à notre époque où "certains doivent céder
à l'homo-hégémonie des langues dominantes,
ils doivent apprendre la langue des maîtres, du capital et des machines,
ils doivent perdre leur idiome pour survivre ou pour vivre mieux.
Economie tragique. Conseil impossible"(20).
Poser ce dilemme c'est déjà s'en indigner.
Les bagages de l'hôte
Il y a pourtant dans les annexes de ce Contrat des passages qui expriment,
loin s'en faut, une générosité indéniable.
Ainsi, si l'hôte (l'Etat) tourne le dos à la culture d'origine en l'ôtant de l'échange,
pour autant il est conscient que ses propres bagages ne sont pas exempts de
dépoussiérage : "Parmi les freins à l'intégration, y est-il précisé, on s'accorde
généralement à mentionner le poids des représentations, plus
ou moins liées à l'histoire coloniale, et dans tous les cas à une
méconnaissance profonde des apports positifs de l'immigration.
Les représentations sont de l'ordre de la culture et de la psychologie individuelles,
il n'est donc pas facile de les modifier. Il y a pourtant urgence à agir ".
Le fantôme de la colonisation hante donc le seuil de la maisonnée.
L'hôte et les ancêtres de l'invité s'avèrent être de vieilles connaissances :
ils se sont aussi bien longuement livré bataille (guerres d'indépendance)
que bataillé ensemble contre les "ennemis" communs (Indochine et Allemagne nazie).
Le nouvel arrivant trouve trace de mémoire de ses ancêtres dans la
maison d'accueil où ils s'étaient échiné à façonner son parterre,
beaucoup trimé en y affrontant toutes les formes de l'inhospitalité. D'où l'idée
d'un "Centre de Ressources et de Mémoire de l'Immigration"(21) qui
exprimerait "la reconnaissance de l'apport des étrangers à la construction de l
a France" et le partage d'une "mémoire combattante".
Il demeure que l'intérêt porté à l'apport et au long passé de l'immigration
se passe bien de l'apport immédiat du nouvel arrivant réduit à un passif.
Ni les mots généreux qui habillent les contraintes de ce contrat,
ni l'éloge d'une mémoire combattante qui "ennoblirait" les épreuves de l'immigration,
ne peuvent absoudre l'accueil mutilé de cette chose précieuse qui
donne le sel et le liant à toute rencontre : l'interculturalité.
La culture d'accueil est à l'image de la langue ouverte aux mots étrangers : elle s'accroît et se renouvelle au contact de l'altérité. Du reste, en fin de compte, la langue n'a pas de maître. Elle est inappropriable, " le maître [ici ce qui se dit l'Etat] ne possède pas en propre, naturellement, ce qu'il appelle pourtant sa langue (...). C'est là sa croyance, il veut la faire partager par la force ou par la ruse, il veut y faire croire, comme au miracle, par la rhétorique, l'école ou l'armée. Il lui suffit, par quelque moyen que ce soit, de se faire entendre, de faire marcher son " speech act ", de créer les conditions pour cela " (22).
Sans quoi, l'accueil des misères du monde buterait contre la misère de l'accueil.