L'islam au Seuil de la visibilité

(in De l'islam en France à l'islam de France, Ecarts d'identité, n°66, sept.93)

L’explosion discursive por­tant sur l'islam, tel qu'il est donné à lire et à voir par les médias, ne manque pas de nous interroger quant au regard occidental contemporain dont la finalité est moins de (re )connaître la culture islamique que de susciter une opinion en quête du différent. L'affaire du fichu foulard en est l'exemple le plus éloquent.
Cette mise en opinion génère un procès de nomination de l'islam, conju­gué à toute une iconographie par la vertu des images médiatiques, iconographie qu'il faudra un jour étudier tant elle recèle un trésor de significations quant à la perception de l'islam dans la France contemporaine.
Interroger ce regard à la lumière des événements récents qui ont remis l'islam - et dans la confusion des signes la culture islamique - sur l'établi de l'islamologie médiévale, tel est l'objet de ce qui va suivre.

Le procès de nomination

"Nommer, c'est assujettir, et plus la nomination est générique, plus l'assujet­tissement est fort" (1) Les médias sont en quelque sorte de grands théâtres de ritualisation et de nomination. Tout "l'impensé" musulman s'y déverse en traduisant la "confusion entre l'Islam comme religion et l'islam comme cadre historique d'élaboration d'une culture et d'une civilisation"(2)
La nomination euphorique du musulman - devenu islamique par glis­sement sémantique - traduit une peur de ne pas le saisir dans sa dimension étoilée, complexe. Cette compulsion à le cir­conscrire permet de l'insérer dans un réseau de signifiants pour se donner l'illusion d'une connaissance, tant et si bien qu'à chaque fois que surgit un événement imprévu relatif à l'islam, la parole s'affole à son sujet de son vide entretenu. Le plein de l'Islam jaillit alors comme une provocation. Le signe islamique entre en effraction, bouscule les catégories schématiques dont il fait l'objet, dérange les concepts de moder­nité, de laïcité, bref d'universalité, imposés par l'occident. Et "l'impensé" islamique invite à l'opacité. Plutôt que de réviser son aune universaliste, l'occident, devant cette opacité anxiogène, préfère coucher l'islam sur le lit de Procuste.
L'islam est interpellé à travers un nombre appauvri de signes récurrents. Et la réduction de l'Islam à ces signes force à l'y identifier tant il est vrai que cette nomination est performative parce qu'elle tire son efficacité et son pouvoir de légitimation et de suggestion dans les discours les plus autorisés émis dans des lieux d'institution et de ritualisation (la magie hypnotique des médias audio­visuels, le porte parole politique bas­sement intéressé, etc.)(3). Ainsi, performative, cette nomination prépare et organise l'agir en passant pour réel ce qu'elle dit. Etant entendu, en cette matière, que les idées faciles à recevoir sont très souvent des idées reçues sous forme de mahomeries héritées de l'époque médiévale et de l'orient imaginaire (4) des romantiques du 1ge siècle où s'était forgée et renforcée la notion de l'être islamique, voire d'une essence islamique: l' homo islamicus.
Autrement dit, l'univers du pensable islamique est un champ semé de signes et d'opinions disponibles pour tout un chacun pourvu qu'un discours autorisé vienne les ordonner, leur donner substance et forme selon des catégorèmes simples et simplistes pour qu'ils se redéploient à l'occasion. Un proverbe populaire illustre bien cette mécanique: le grain ne prend que si le sol est fertile.
Cette réduction à quelques signifiants visibles, outre qu'elle conjure l'angoisse du vertige du signe, déroutant et insai­sissable, propre à la civilisation islam­ique, elle permet aussi de naturaliser le musulman à travers la définition des invariants présentés comme des essences culturelles, bloc indifférencié à une commune psychologie qui induirait des comportements spécifiques, entendez répréhensibles. Cette caricature exacerbée de l'immuabilité religieuse imputée à l'islam vise moins aujourd'hui en France cette religion à proprement parler que le Maghrébin qui est censé la porter. A preuve la quasi absence de l'islam saoudien dans les médias français.
Longtemps objet d'un excès du dire, l'islam est aujourd'hui confronté à un excès de visibilité. Il est moins dit qu'il n'est (mal) vu. Voilà le signe devenu signal.

Du signe au signal

A la confusion des signes succède et répond la clarté du signal. Et s'il fallait prendre le signal idéal-type devenu signal, c'est bien le voile qui s'impose à nos yeux. Sollicitation visuelle qui s'inscrit dans toute une économie du regard dont les rouages échappent à ceux qui en dissertent. Ce déchaînement furieux de l'imaginaire à propos du voile, cette excitation à dire l'Islam au travers (et avec beaucoup de travers) du corps (dés)habillé de la femme d'autant sexué qu'il est exclu de la juridiction du regard anxieux, n'est autre qu'une réminiscence de l'image médiévale de l'islam comme religion du sexe.
Qu'on se sue le burnous à ratiociner à l'envi(e) sur le fameux foulard qui frappe la femme d'infamie, parce que, précisé­ment, se dérobant au regard, il demeure que le voile est un accoutrement fait de multiples pièces d'identité (sociale, religieuse, nationale). Car la religion ne dicte pas seule!
Ce regard mutilé, à bien des égards, s'apparente à celui de ces visiteurs décrits par le célèbre mystique persan, jalâl-od­dîn Rûmi (XIIIe siècle), visiteurs tâtant sans le savoir un éléphant dans une pièce obscure. Ceux qui caressent la trompe sont convaincus d'avoir affaire à un tuyau de drainage; pour ceux qui touchent l'oreille, il s'agit bien d'un éventail; quant à ceux qui auscultent le pied, pas de doute, c'est une colonne (5). Ainsi l'exubérance des formes ne renseigne pas complètement sur l'être.
Cette inquiétude devant le voile, iden­tité emphatique de l'islam, met en branle toute une casuistique destinée à "fixer la chaîne flottante des signifiés, de façon à combattre la terreur des signes incertains" (6).
Une fois la panique du signe éloignée, une fois réduits tous ces signifiés au plus plat d'entre eux, s'installe alors le règne de l'immédiateté rassurante du signal. De là, il n'y a qu'un pas pour passer à l'af­fliction du stéréotype.

Seuil de visibilité

Toute une rhétorique de l'image se dessine à travers les documents photo­graphiques et audiovisuels. Champ de signifiants disant simplement l'islam toujours sous les mêmes motifs: un voile (une fillette emmitouflée au regard d'acier, le bras souvent levé en signe de résistance: L'orientale alanguie de jadis, devenue aujourd'hui harangueuse) ; une mosquée imposante au bas de laquelle une marée humaine en position de proster­nation, en plein culte, les derrières mimant le minaret; un mouton à la gorge écarlate rendant sa langue au jour de l'Aïd; une foule bruyante s'autoflagellant jusqu'au sang; un visage-mangé-par-une­barbe-surmonté-d'un-interminable-­turban. Toutes ces images concourent, par leur force suscitatrice, à associer aux manifestations contemporaines de l'islam un sème de morbidité où le visible islam­ique devient le lieu d'un dire exutoire et exécutoire.
Cette récurrence d'images à structure quasi identique procède de la réduc­tion/stabilisation de signes polysémiques en signes monosémiques. Découpage de l'univers signifiant avec sélection des signes saturés les plus à même de corres­pondre aux stéréotypes bien assis de l'islam dans l'imaginaire occidental. Ainsi, à la photographie est assignée le rôle de porter le cliché. Signes promus en stigmates, et l'ef­ficace de ce système signifiant provoque souvent chez les Musulmans un repli vers des lieux de non-visibilité (7). Car "pour celui (le Musulman) qui s'est structuré en tant que sujet à partir de l'interdit de représentation, l'insertion dans l'empire du visible est une épreuve" (8). Si bien que les mosquées s'implosent en lieux de culte aménagés dans les caves et les sous-­sols, à l'abri des regards, le mouton se sacrifie dans la baignoire au grand dam d'Abraham (9). Voilà le signe lumineux effondré sur lui-même en trou noir. Voilà la saillie faite creux. L'islam en France, confronté à ce champ d'ignorance, s'arc-­boute tout entier pour se soustraire au déchiffrement hâtif de l'Autre. Faute d'être transplanté avec ses signes, il se réinterprète sous la persécution du seuil de visibilité. Laissons place encore une fois à Djalal-od-dîn Rûmi pour enseigner le polisseur du regard à réviser ses outils: "autre chose est l' œil de l'écume, autre chose est l'œil de la mer. Laisse de côté l'écume et vois avec l'oeil de la mer"( 10).

L'autre côté du miroir: les islamistes (11)

La lecture islamiste comme la lecture occidentale se rejoignent à s'y méprendre puisqu'elles fonctionnent de concert, comme l'avers et l'envers, à la torsion du signe islamique. Là faux visionnaires, ici fausse vision! Aussi, - double nécessité - faut-il à la fois sortir de l'optique de l'enclos occidental, et se garder de regar­der l'islam avec les yeux de Chimène.
Le discours islamiste, en effet, vide j'islam de sa substance signifiante pour ne garder que son aspect platement normatif et juridique sous forme de diktats trans­formant l'éthique en tics. Rien d'étonnant à ce que cet islam exsangue de spiritualité appelle périodiquement au sang.
Ainsi, arrive au devant de la scène toute une génération de gestionnaires du sacré, qui ne s'embarrassent pas d'utiliser à leur tour toutes les ficelles du marketing pour vendre aux plus démunis en capital économique comme en capital symbol­ique le paradis au huitième climat, les enferrant davantage dans la promesse du sort ultime.
Poreuse, l'identité islamique est aux prises avec des forces centripètes (sur­évaluation d'un islam traditionaliste instrumentalisé) et des forces centrifuges (occidentalisation agressive).
Qu'adviendra-t-il de cet islam en France? Sommé de répondre aux impératifs de la sécularisation, l'islam, sans doute, trouvera un modus vivendi entre la tradition et la modernité pour peu qu'il soit reconnu comme religion en France, de France.
On peut lire cette dialectique entre la tradition et la modernité, l'intérieur et l'extérieur, à la lumière du symbolisme que dégage le Polygone étoilé de Kateb Yacine, qui se lit, toutes arêtes dehors comme "une couronne d'angles aigus (qui) mord l'espace extérieur" (12), où "les sorties offensives alternent avec le repli"(l3).
Il est patent, pour qui est tant soit peu familier de ces stratégies, que c'est plus un islam de repli que l'islam pépère qui dispute aux autres politiques d'intégration les faveurs de la population immigrée. Mais, au juste, de quelle intégration parle­t-on ?

Islam et intégration L'intégration, cette souffreteuse dame tant courtisée dans tous les salons poli­tiques, peine à s'accomplir pour être ré­fractaire aux approches somme toute maladroites.
Le problème de l'intégration réside moins dans les politiques préconisées ou mises en œuvre pour la réaliser que dans la pluralité de définitions dont elle fait l'objet. Définitions devenues enjeu de luttes parce que proférées à partir de positions politico-culturelles.
L'idée de l'islam comme facteur d'intégration, parce que régulateur social, semble vouloir s'imposer sans qu'elle soit soumise à la critique. Dilemme posé aux jeunes issus de l'immigration: La peine de prison ou la béatitude de l'islam? Présenté comme tel, ce choix d'emblée fermé écarte mécaniquement toute autre alternative. Perception qui procède de l'instrumentalisation de l'islam à des fins par ailleurs louables mais à tout le moins étriquées. Pour les islamistes, l'islam est souvent un moyen de défier la légalité, pour le jeune égaré dans la crise en France, c' en serait un autre pour s' y conformer.
Plus important est d'interroger la société d'accueil qui, en se contentant d'accueillir, s'exclut du processus d'inté­gration en ce qu'elle refuse d'intégrer comme culture d'apport la culture immigrée dans toute ses dimensions, y compris religieuse. Telle en est la pierre d'achoppement. Pour ce faire, rien n'égale l'école comme lieu d'exercices de participation (14) capable de transformer volens nolens la culture d'origine en culture d'apport, lieu de prédilection où le signe islamique pourrait retrouver peu ou prou sa dimension étoilée, et être confrontée dans la frénésie du savoir avec cet autre signe affûté à la rationalité qu'est celui de l'occident.

Point de salut hors l'assomption de l'autre signe. Faute de quoi, l'intégration périrait dans la collision de ces signes. .

(l) Barthes Roland: S/Z, Seuil 1970, p. 136.
(2) Arkoun Mohammed: Ouvertures sur l'islam, J. Grancher éditeur, 1989, p. 18.
(3) se rappeler des deux députés qui rejoignirent, coiffés de foulards, l'assemblée nationale, pendant l'affaire du voile.
(4) Cf. Saïd Edouard: L'orientalisme: l'orient créé par l'occident, Seuil, 1978.
(5) Histoire citée dans Shayegan Daryush : qu'est-ce qu'une révolution religieuse ?, Albin Michel, 1991, p.24.
(6) Barthes Roland: La rhétorique de l'image, Communication, n° 4, Seuil, 1964, p. 44.
(7) Ce repli est dû aussi à la non-reconnaissance de l'islam comme religion en France.
(8) Hirt J.M., in Etienne (sous la dir.de) : L'islam en France, ed.CNRS, ]988, p. 123.
(9) Un sondage de 1988 révéla que 70% des français ignorait le prophète Abraham. Quant à son sacrifice...
(10) cité in Shayegan, op.cil., p. 247.
(11) Le choix du terme islamiste plutôt que intégriste ou fondamentaliste nous est suggéré par Etienne Bruno, in L'islamisme radical, Hachette, 1987, pp.175-177.
(12)Berque Jacques: Le Maghreb entre deux guerres, Seuil, 1962, p. 422.
(13) ibid.
(14) Berque Jacques: L'immigration à l'école de la république, La Documentation française, 1985, p.119.
Achour Ouamara