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Tout d'abord un grand merci à Mohammed Seffahi pour son invitation. Ce prénom Mohammed, ce prénom si propre et si commun, nous donne d'ailleurs l'occasion d'introduire le peu que nous avons à dire. Le prénom Mohammed accueille, vous le savez, dans une large région, dans le lieu de mémoire mohammétane, comme on disait à une certaine époque, la trace d'une expérience prophétique. Parmi le legs de cette expérience, une formule populaire que vous connaissez sans doute dit ceci : l'hospitalité prophétique est de trois jours. On peut, bien évidemment, accueillir cette formule de plusieurs manières. L'usage populaire lui-même joue sur et avec son ambivalence : se donner le temps d'accueillir l'hôte, l'étranger, ou/et signifier les limites de tout risque d'abus de l'hospitalité de l'accueillant. Nous pouvons aussi faire le choix -le risque du moins- d'une interprétation dans l'esprit de l'hommage rendu par Jacques Derrida à Emmanuel Levinas : le temps des trois jours serait alors moins ici un temps chronologique qu'un temps symbolique, le temps premier de la rencontre hospitalière ou encore ce qu'on pourrait appeler avec Emmanuel Lavinas le temps de la "droiture du face à face", de l'accueil fait au Visage. Ce serait cette phase du débordement de l'hôte par l'hôte ou de l'hôte par l'autre, une phase prophétique qui suspend en quelque sorte toute prophétie sur l'autre pour l'accueillir d'abord dans sa propre altérité. Ou encore, toujours dans une lecture d'inspiration derridienne, ce temps premier de l'hospitalité serait le temps où l'effort de l'hôte accueillant tendrait vers cet idéal de l'"hospitalité inconditionnelle" offerte à l'autre. Viendrait ensuite le temps de l'au-delà de ces "trois jours", le temps du tiers, le temps des règles et réglements qui régulent la relation et qui font peut-être de l'autre-hors-règle un autre-égal, ressortissant de la même règle. Encore que la formule, en invoquant l'expérience prophétique, introduit par là-même et de prime abord le tiers dans la relation hospitalière.
L'accueil d'un Nom
Si nous faisons mention de cette trace, en partant de ce prénom précis Mohammed, c'est pour nous apprêter, on le devine, à parler de l'hospitalité faite à une catégorie d'hôtes dont ce prénom, devenu générique, est synonyme de visage. Visage marqué, on le rappelle assez souvent, par la réputation quasi-légendaire de la tradition hospitalière (la fameuse hospitalité des "Arabes") mais si peu accueilli à son tour quand il court lui-même les chemins de l'exil. Comme si, d'une certaine façon, ce visage-là, ce nom-là relèveraient moins d'une "droiture du face à face" que d'une duplicité d'un visage à deux faces, d'un Janus : l'accueillant prophétique, hospitalier, et l'accueilli hostile, à conjurer. Cette catégorie d'hôtes est classée ici par l'ethnonymie populaire sous le nom de Maghrébins. Ces noms, ces visages maghrébins, nous les évoquons ici mais au-delà d'eux-mêmes d'abord. Au-delà, c'est-à-dire là où ils font trace, là où comme traits, ils creusent dans chaque rencontre singulière des "sillages de longue mémoire" comme dirait Abdelkébir Khatibi. Ces sillages, à vouloir les emprunter, nous mèneraient du plus proche espace-temps mémoriel de l'hospitalité-hostilité franco-maghrébine, l'espace-temps de la colonisation du Maghreb par la France, à la longue mémoire méditerranéenne où s'est sédimentée une sorte d'amputation historique, arrachant, faisant exiler de la sphère prophétique judéo-chrétienne l'élément Islam. Mais ceci est évidemment une autre histoire. Restons dans celle d'aujourd'hui, sans pour autant perdre ce premier fil. Si l'hospitalité inconditionnelle, pleine, infinie, donc aussi terrifiante, est injonction à l'hospitalité réglée par une pratique politique et juridique, les règles de jeu de celle-ci (accueillir moins qu'on ne peut accueillir), dans le cas de l'immigré, sont dictées avant même l'éruption de l'hôte à qui il faut un reçu pour être reçu. Sans rentrer dans les détails, il suffit d'embrasser d'un regard l'évolution des pratiques politiques et institutionnelles des trente dernières années concernant le droit d'"entrée et de séjour" des étrangers en France et, aujourd'hui, en Europe, pour voir comment le tiers, identifié à une sorte d'intimidation de l'arsenal juridique, a pris la place, toute la place, du supposé accueillant. Même dans le cas de ce qu'on pourrait appeler une convention sur le temps d'une hospitalité restreinte (ce que le visa vise assurément), ce temps n'est pas tranquille. Il est ponctué d'une série de marques négatives, de "paroles d'hôtes" incroyablement humiliantes, de négations jusqu'à la manière de manger (les "odeurs"), d'être ("la misère du monde"), de croire (castration de minarets, mosquées-caves…). La "droiture du face à face" se muerait-elle ici en droit sur le faciès ? Plus trace alors du visage sur quoi peut se fonder une éthique.
Désertion de l'hôte
Plus précisément encore, il se trouve que l'un de nous est membre d'une structure associative d'accueil des étrangers. Un accueilli accueillant lui-même d'une certaine manière. Cette structure exerce cet accueil au niveau du temps tiers, de la vigilance aux règles qui garantissent une présence par le droit, mais aussi un accueil d'écoute, d'écoute de la parole et du débordement par ce que dit cette parole. Lors d'un travail dont l'objet était la collecte de l'expression des habitants immigrés sur leur vécu dans un quartier, nous avions recueilli, auprès de quelques habitantes maghrébines, cette figure discursive récurrente. Nous la livrons telle quelle d'abord :
"Ici, il n'y a rien... les femmes arabes, ne font rien. Rien ne se passe."
"Il n'y a rien pour les jeunes... rien pour les ados"
"Il n'y a ni aide ni rien pour les jeunes."
"Il n'y a rien pour les petites filles."
Une fois passées en revue les "raisons" ou les thématisations sociologiques, économiques, urbanistiques... qui relient la réalité du vécu à ce sentiment de rien, il nous est resté un questionnement, un questionnement qui ouvre tout de suite sur une béance: Que nous disent dans le fond ces énoncés déclaratifs sur le rien ? Quel est le sens de ces témoignages du rien et sur le rien, et peut-on même témoigner de rien ? Témoigner d'un événement qui n'en est pas un : "Ici... rien ne (se) passe". Quelque chose de déconcertant a lieu ici par le rien. Il ne se noue pas de relations sensées entre ces catégories : "ici" (le lieu) et "pour" (sujets accueillis). Autrement dit, la fonction hospitalière du lieu, l'"habiter", ne joue pas, un fossé s'est érigé entre le lieu et le corps, comme si leur relation, manquant de faire mémoire, vide l'"habiter" de toute fonction hospitalière. Ce vide qui appelle le rien fut pour nous en tout cas un "lieu de la naissance de la question", et il va sans dire que nous ne ferons qu'ébaucher à peine son indication. La notion de lieu est évidemment à distinguer de celle d'espace (dans le sens géométrique). C'est le vécu relationnel à l'espace qui crée le lieu ou, si l'on veut, le lieu, c'est moins l'espace qu'une "poétique de l'espace" (Gaston Bachelard). Entendons poétique de l'espace comme dimension dépositaire de la créativité et de la temporalité du vécu, du sentiment d'être. Or, ce que les énoncés rapportés plus haut nous font entendre, c'est quelque chose comme : cet "ici" où "il n'y a rien" est un pur espace géométrique où rien ne s'offre pour y imprimer, pour y créer ou pour y devenir ce que nous sommes. Cet "ici" ne se donne pas comme lieu hospitalier mais comme espace inhospitalier pour nous comme pour nos enfants. Nous ne pouvons de ce fait y tracer un sillage de mémoire. Un "lieu" indifférent donc à ce qu'il contient, inappropriable par l'être qu'il contient, étrangement étranger. Est-ce encore le concept même de lieu qui est ici opérant ? N'a-t-on pas plutôt à faire à ce que Marc Augé avait appelé le "non-lieu" ? Lieu de non-passage, lieu d'aucun ancrage, d'aucun "habiter". "Rien ne (se) passe ici" est une manière de dire "rien ne donne poids à notre temporalité ici". Lieu d'ex-il donc avec ce que cette formule pointe d'aporétique : lieu de la sortie du lieu. Le non-lieu, serait-ce l'espace de l'hostilité ou, du moins, de l'indifférence comme le lieu serait celui de l'hospitalité ? Quel type de subjectivité ces lieux où il ne se passe rien, ou ces banlieues contribuent-elles à forger : des "sujets hôtes", accueillis ou des "sujets otages", assujettis. Assujettis à ce que le discours taxinomique appelle les quartiers "difficiles", "à problèmes", inaccessibles, voire "dangereux", toutes ces désignations qui viennent comme pour renforcer ce qui vibre déjà dans ce mot "quartier" : "quartier de haute sécurité", "quartier de débitage", quartier de cantonnement", "quart-monde".… ."Rien ne (se) passe" disent-elles, degré zéro de l'habiter. Ce rien, est-ce le mot dernier qui recouvre le palimpseste de l'inhospitalité ? En tout cas, dans ce rien, il y a la déception d'une attente inexprimable. Il dit l'absence de l'accueillant, l'absence de recours. Les rôles, si rôles il y a, sont ici inversés. Dans l'(in)hospitalité du quartier, c'est l'hôte mal accueilli devenu accueillant qui déborde (à) tout venant. Il est, de surcroit, mis en demeure de se reconnaître en être accueilli dans un non-lieu, sans vis-à-vis à qui offrir un visage avenant. L'immigré, face à l'hospitalité trahie, ne trouve que le rien pour loger son expérience de l'altérité. Une politique hospitalière de l'intégration qui se vaudrait être autre chose qu'une métaphysique principielle de la francité ne devrait-elle pas se pencher urgemment sur les effets de ces "riens" ? Et d'abord sur celui-là : le sentiment de rien ne vient-il pas signifier ici une félure ou, mieux, la vacuité d'une des fonctions fondamentales du lieu : relier l'avant et l'après, le mémorisé et l'imaginé projeté ? Le lieu lie, c'est un liant spatio-temporel. Si rien, au contraire, n'y fait lien, c'est le déploiement du sentiment de "l'inquiétante étrangeté" qui le comble. Ce sentiment vient rappeler une familiarité barrée pourrait-on dire, celle qui hante les mémoires judéo-chrétienne et musulmane, doublée de celle qui hante l'imaginaire des ex-colonisés dans le pays des ex-colons. Double étrangeté inscrite en creux dans le sillage de l'immigration maghrébine. Comme si le rien nous renvoie ici paradoxalement à un trop-plein. Ce trop-plein d'hostilité silencieuse et antérieure qui comble la relation en prenant en otage l'accueilli et l'accueillant...
Langue du rien
Autre indication. Le "Il n'y a rien" en quoi se résument les déclarations rapportées plus haut, constitue aussi, on le devine, un énoncé-réponse du non-accueilli à cet autre énoncé, en abîme, du non-accueillant : "Il n'y en a que pour eux.", ou, plus explicite, "ils mangent le pain des Français". Ce sont les deux pôles du renvoi de la balle imaginaire qui dessinent un espace où les hôtes ont déserté les lieux, "les frigidaires sont cadenassés" (parole d'un Ministre de l'intérieur !), et rien en la demeure qui puisse mordre une parole de bienvenue si ce n'est pour signifier le sentiment d'intrusion, d'excès d'autre. C'est précisément la béance de la parole de l'hôte accueillant à laquelle s'est substituée, totale et injonctive, celle du réglement, qui donne à l'immigré cette impression d'être cueilli (au lieu d'être accueilli), captif enchaîné à ce trou que constitue le quartier où règne le rien : "c'est mort dans le quartier", "on compte pour rien". C'est pourquoi, ici plus qu'ailleurs, "l'hôte est un otage en tant qu'il est un sujet mis en question, obsédé (donc assiégé), persécuté, dans le lieu même où il a lieu, là où, émigré, exilé, étranger, hôte de toujours, il se trouve élu à domicile avant d'élire domicile" (Jacques Derrida). Les deux expressions "il n'y a rien ici" de l'accueilli, et "il n'y en a que pour eux" du supposé accueillant pointent de concert l'absence de signes de l'accueil délégués à un tiers, un "méta-hôte" qu'on devine être l'institution prestataire (l'Etat). Double plainte, respectivement sur les us et les abus de l'hospitalité. Là, faillite de l'hospitalité, ici hospitalité indue. Rien ne (se)passe entre eux. L'hospitalité s'eteint faute d'être atteinte. Dès lors s'impose le fantôme du tiers. Mais s'en remettre à un tiers traduit et signe de facto l'échec de l'hospitalité qu'exige la "droiture du face à face". Point d'hôte quand est ôtée la parole à celui qui doit dire le don gratuit. Plus profondément, c'est dans la décantation d'une mémoire douloureuse liant les deux visages qui se (mé)connaissent tant qu'est inscrite déjà, avant même la rencontre, la perversion de "bienvenue" en "malvenue" On est loin de l'hospitalité où les deux visages se parlent "à partir de ce non-savoir" qui fonde l'hospitalité sans condition. Si toute hospitalité se donne à une mémoire, à l'autre en tant qu'il vient avec son "double soupir", sa langue et ses morts (J. Derrida), langue et morts viennent ici rappeler ici à l'accueillant comme à l'accueilli de quoi l'histoire de leur rencontre est hantée. Le pacte d'hospitalité, dans ce cas d'espèce, ne réclamerait-il pas que les hôtes accueillent chacun ce qui hante, de leur propre mémoire, la mémoire de l'autre ?, transformer ce rien (trop-plein ?) creusé par leur commune mémoire) en ce rien basique d'où l'on part pour "que l'événement inventif ou poétique de l'hospitalité (ait) quelque chance de se produire ?" (J. Derrida) ? Autrement dit, quand le regard qu'on porte sur son propre espace social n'en recueille que du vide ou de l'excès, quand l'accueilli censé recevoir (un geste d'hospitalité ?) clame qu'il n'a rien reçu face à l'accueillant qui l'accuse d'un trop-perçu, quelle dynamique hospitalière (et où ?) peut alors s'installer ? Quelle interaction avec autrui qui poserait un pacte d'hospitalité hors les murs d'écueils des frontières imaginaires ou réelles ? Il y a là un écheveau de questionnements dont peut être faite évidemment une multiplicité de lectures. Les immigrés nous y ont guidés, peut-être parce que la loi de l'hospitalité commande un lien d'offrande entre le lieu et l'étranger, ce que Levinas indique par le "lieu offert à l'étranger". Mais peut-être que les immigrés et tous les autres déplacés ne sont ici qu'une figure, la plus emblématique et la plus révélatrice de notre temps et des mutations qui hantent les interactions dans tout lieu. Le rien qui nous y a introduit, cet inappropriable ou, dans un autre registre, ce travail du négatif est peut-être l'écart qui montre, l'écart monstre qui montre la profondeur de ces mutations. Bien des orientations peuvent donc dessiner une suite à ce questionnement. Nous en retiendrons, pour finir, deux qui nous semblent constituer deux tensions majeures. D'une part, la tension externe entre la mobilité (la migration grandissante) de l'homme et la représentation concomitante, négative à souhait, de débordement suggérant un "délit d'hospitalité". D'autre part, la tension interne qui met aux prises deux représentations inconciliables des (non)lieux d'accueil où l'accueillant devant recevoir se (op)pose, par un jeu d'inversion de positions, en accueilli en réclamant la part indûment accordée à l'accueilli. Dans les différents emboîtements de ces tensions, quel abri encore pour sceller une hospitalité qui, si nous avons bien compris la leçon, est l'autre nom de la paix ?