Réagissez !

Exil pélagique


La pirogue vogue au loin, mue par l'ombre du chêne dont elle est faite. Berceau en mouvement qui interdit le retournement, le détournement. Déjà, les pins, les ceps de vigne perçus à l'horizon aiguisent les rêves des passagers fatigués. Dans ses pérégrinations, à force de prendre de l'eau, le bois de la pirogue se gondole. Il craquelle. On raccole ça et là les ailes. On change de rames, on rapièce le fond. Tout ce qui la compose maintenant, c'est à la fois le bois d'origine et le bois d'emprunt. Mais ce qui l'identifie, c'est moins les bois qui la constituent que les épreuves du voyage. Souvenirs d'entailles.

Je suis un passager de l'épave.

J'ai vécu le chavirement de la pirogue. Les noyés implorent mon regard resté de marbre. Moi aussi je rêve d'arriver.

Il suffit que l'ombre se retire pour que je me mette à refaire les bourgeons de l'Arbre que j'orne de feuilles aux mille couleurs. Il me souvient alors sa floraison. Fruits sauvages rétifs à la macération. Je me grise à ruminer la saveur perdue. Je m'invente un supplément d'origine. Au fil de ma rêverie je vois l'Arbre greffé d'un genêt printanier. Je guéris la nostalgie en me flagellant de ses épines. Est-ce ma mémoire qui fléchit ou est-ce le nénuphar carressé qui empoisonne ma raison ? J'ai peur d'avoir mangé du lotus. L'oubli est une plante arrosée de paresse. C'est alors que mes ongles jadis coloriés de henné poussent démesurément en feuilles jaunies. Mon corps perd ses gestes d'antan. C'est quoi déjà mon nom ? Et si, pour ne pas oublier, j'ai gravé mon nom sur l'aile de la pirogue, est-ce sur le bois vert d'origine ou sur celui chargé d'emprunts ? Je ne sais. Schizophrénie. Je passe du lait au vin, du vin au lait. Sans jamais oser en boire. Que suis-je alors en train de vomir ? Peut-être l'idée.

Celle de la mixture qui m'attend fermement. Elle fermente à mon insu.

Pendant ce temps, mes co-voyageurs me décontenancent par leur pavidité. Leur silence me dé-route. Les mots me manquent pour leur annoncer l'irréversible. Ils ont trop bu l'eau vaseuse. Leur langue pâteuse peine à dire leur désarroi. Je me vante de posséder la boussole. Mais sans leur compagnie, je risque la Robinsonnade. Destination commune mais pas destin.

L'eau nous invite à mourir. Nous jouons perfidement avec elle, sûrs qu'elle conspire la noyade. Nous voudrions bien y tromper notre soif mais n'est-elle pas obscurément empoisonnée ? Il nous reste quelques planches de l'épave. Je tâte leurs cannelures. Signes indélébiles de l'Arbre. Qu'en reste-t-il ? La mémoire de la sève devenue arôme de résine. Le roucoulement du tangage. Le clapotis de la vase qui happe les âmes. La perche du noyé. L'écho, au lointain, de la branche coupée.

L'eau efface en polissant. Dilue la mémoire de l'olive. Nous ne savons si l'eau nous purifie ou annule notre histoire, lave nos origines. Nous voudrions être ravis par des Nymphes avant de jeter l'ancre.

Mais que l'eau est indifférente !

Et l'aiguille de la boussole s'essouffle de tant d'oscillations. La puissance de la racine s'étiole. L'Arbre couchant, amputé de ses bras, se fait cercueil marin. Etroite est la pirogue. Je nous vois tous emmaillotés dans le berceau de nos ancêtres les corps offerts à la voracité des corbeaux citadins.

En viendrais-je à disloquer le reste de la pirogue pour en faire un feu géant, un bûcher qui embrasera les arbres en lisière pointés au loin, demeures de nids de serpents, de crainte que de leur bois on tire des flèches et mon exacte bière ? J'hésite entre le bonheur de l'embrasement et la confection d'une échelle, à l'image de ce H d'Horigine ? Pour monter où ? Une fois les amarres coupées, qu'en sera-il du souvenir lacté des ramures ? Sont-ce ces cauchemars d'un Arbre mité qui me suggèrent ces effrayantes idées ? Une nuée de corbeaux couvre ses cimes. Rongent ses bourgeons. A son pied ont élu domicile en le cernant des caméléons entés d'antennes envieuses. Les piallements le cède aux croassements.

D'ici, je lui prête toutes mes passions et mes rancunes d'autrefois.

L'oracle de l'orage ne dicte rien de bon. L'augure d'une foudre fait tressaillir l'équipage. Petits Moïses abandonnés au flux et au reflux du torrent, traînés comme des fétus au gré des lames indifférentes des vagues. Sans accueil féminin. Qui nous a confiés à cette eau funéraire où règne Caron ? La Mort est toujours notre invitée en cette terre grave où les saisons se mesurent toutes à celle de l'été de la transhumance. C'est pourquoi la migration des hirondelles nous arrache à chaque fois les coeurs. C'est pourquoi les automnes d'ici sont rudes. Voilà que mes feuilles, ailes cassées et nouées, se coïncent entre le clocher et le minaret. Leur tissu s'effrite et il pleut des fibres sur le sol spongieux. Sitôt revenus les vents des temps sinistres (visiteurs fidèles à la rancoeur), la mémoire se remet à la danse de Saint-Guy. Affolée. Pour m'en préserver, je me grise à (re)faire encore l'Arbre. Tout l'Arbre. Arbre marin aux bourgeons lancinants, sièges de nids d'oiseaux aux plumages écarlates. Arbre aérien qui éploie son feuillage à m'atteindre. Comme si la pirogue utérine m'enserrant entre ses ailes, soudain, par miracle que je force, se métamorphose en arbre originel. Je me vêtis d'écorce pour entendre la sève monter. Hallucinante régénération. Eclosion du vert et dur bourgeon. Emoi au dépliement de premières feuilles aux nervures calligraphes. Chaque fleur est talisman. Aux parfums de souvenirs évanescents.

Mais j'ai beau plier mes branches, je n'ai jamais égalé la souplesse du roseau. Depuis la levée d'ancre, mes branches arrosées de sang des mots appris au téton sèchent de gémissements.

Nous sommes les feuilles que l'Arbre a perdues. Y aura-t-il un printemps pour les récupérer ? Nous feignons de hâter son retour sans trop y croire.

Le printemps ? Trop fugace ! N'étaient mes noeuds divers qui jurent de rage contre le renoncement, je m'écroulerais plus bas que la brindille sous les fers d'un sabot. Sont-ce ces noeuds qui me lient à mes compagnons de fortune ? Ou est-ce le pollen échangé au gré des multiples bourrasques ? Je sais, d'instint atavique, qu'un langage est né entre nous. Nous travaillons de concert au scellement des mots pour mieux promettre l'ouverture. Nous avons trop souffert de leur corruption pour risquer l'échange stérile.

Une fois le signe partagé, nous procèderons au sédentaire. La secte des sécateurs aura beau jeu de nous en dé-lier, la liquidité de nos mots, jusqu'au dernier phonème suant, creusera des sillons. Nous ne serons que par ce que nous sèmerons. La graine sera engrossée de tous les chants du voyage. De ses gestes retors, aussi. Nous métisserons les Dieux. Nous inviterons l'Arbre à nos champs. Symbole ? Non pas. Référence ? Nullement. Un deuil exigé sans qui le sang des morts s'évaporerait. Indéfiniment. La récolte en dépend.

La terre d'élection fait des siennes pour multiplier les index. Qui pointent la vacuité. Sait-elle que l'Arbre tient du sel du sevrage ? Que le servage des semeurs réveillera les alambics un jour de fenaison ?

On dit que le tronc d'arbre a beau séjourner dans le marigot, jamais il ne devient crocodile. Oui, mais il épouse ses écailles. Il s'enduit de sa bave. Il porte l'empreinte de ses crocs. L'empreinte vaut le pas. Le tronc ne mord pas, il fait passer ! Et une fois mort, le crocodile laissera en son creux la plainte des victimes. On l'entendra résonner. Ne me dites donc pas que les troncs sont muets. Un jour j'ai entendu la pirogue entremêler ses rutilements aux murmures de l'eau : "L'eau verte pénétra ma coque de sapin / Et des taches de vins bleus et des vomissures / Me lava, dispersant gouvernail et grappin" (Rimbaud). C'est ainsi qu'on sème profond les soucis de l'Arbre équarri. Que feraient-ils de son bois, les Avorteurs ? Des fûts pour gens à orgies ? Comme ils le firent de l'Olivier émondé qui portait encore l'olive ?

Les gaules des veuves ne sont pas destinées au Kanoun.

Le destin de l'Arbre est entre le feu et l'eau. C'est pourquoi, rien dans sa compulsion à s'arracher vers le ciel ne le préserve de l'anéantissement. Igné, il rejoindra le ciel sans voûte. Couché, il finira dans les recoins pélagiques.

Alors, à quand le pansement des douleurs ? Non pas des migraines répétées de tant d'écartèlements, mais de l'oubli rageur de l'écorce caressée par une petite main. J'ose espérer en trouver la trace dans l'empreinte digitale. Qui du doigt ou de l'Arbre garde l'empreinte ? L'index n'indique plus. Il croit viser le Sud quand il ne pointe que lui-même. Transformé. Pour ne pas renier la main qui le porte, il s'emploie à se relier à l'Absent. Qui le voit trop ongulé pour oser une franche poignée. Entre eux la mer se creuse. Ils la boiraient toute que des alligators en surgiraient pour réclamer le dû de l'abandon. Le fantôme de l'Arbre, maintenant, nous suit au pas. Devrions-nous voir en lui la plainte du cimetière ? ou notre sentinelle contre les tireurs à vue dont nous possédons en trophées les balles dans la chair de nos enfants, auxquels, c'est certain, nous laisserons l'amertume du passé et l'écume du présent .

Ah ! que la mue remue !

Ah ! combien le fer sur l'enclume implore le marteau dont il est forgé. Qu'il deviendra à son tour.

C'est le feu qui décide et non la main du forgeron.

C'est ici que l'effroi ronge l'âme qui frétille comme un poisson assoiffé. Au bocal évidé. Ayant perdu le sens de la nage. Bu toute l'eau. Fleur qui dévore ses pétales pour les soustraire à l'abeille. A évider le bocal pour le remplir de sève gluante nous risquons la suffocation. Nous sommes tentés d'en faire un larmier. Car l'eau qui nous est promise est gazeuse. Et nous avons bu celle de nos ablutions. C'est alors qu'il pleut des doutes. Comme des glaives. Nous avons perdu nos boucliers. Nous nous usons comme des tuiles au dur battement des grêles plombées. Qui couvrira les tuiles ? Nos Dieux sont devenus fous. La parole qui fondait la deuxième origine est rançonnée par ceux qui préfèrent le sang du savant à son encre. Réduite à l'ivre sourate du défunt. Aujourd'hui l'Arbre saigne. Damnation depuis l'enveloppe du foetus jusqu'au catafalque de prunelle cousu.

Pourtant, que d'arbres de pierre n'avons-nous pas bâtis, aux sommets desquels perchent nos contempteurs. Fiers laboureurs, nous engraissions la terre de blé généreusement fendu, voilà qu'ici, bâtés, nous semons le bitume sur les pavés. Et nous habitons sous des nids de guêpes. Sommes devenus des murs diaphanes pour regards obliques.

Impossible ralliement ? Devrions-nous aimer avant de nommer ce qui nous dé-lie ? L'Arbre est à jamais irrépudiable. Reniement. Fêlure. Suture. Que de mots tatoués à même la thyroïde.

Exhumer les racines : telle est la question folle des origines errantes, chantées nuitamment par la procession de nos morts avides d'une parole trahie. Nous pensons qu'il suffit de leur jeter du sel en serment d'allégeance pour nous absoudre de l'oubli. Ils hument le sel et disent : "ce sel n'est pas de notre mer". Ils le déposent entassé à même le sol. Délicatement. En ricanant. Et nous sommes saisis d'une honte qu'aucune source ne peut laver. Comme si nous aiguisions les sceptres de leurs bourreaux. Antigone ! Antigone ! Ces mots-balles nous traversent de part en part. Ils nous poursuivent comme des chiens enragés. Le fardeau est trop lourd pour envisager un avenir. Heureux les morts qui possèdent des créances !

Faut-il souffrir le martyre pour mériter un rachat ?

Nos morts assoiffés dédaignent nos libations. Nous sommes fiers d'eux quand bien même nous portons leurs dards lancinants. Et si nous étions lettres de l'alphabet nous formerions le Livre de l'Absent.

Maintenant l'Arbre est renversé. Il offre en obole ses racines aux rayons d'un soleil triste et faussement rond. Il plonge (enterre ?) ses bourgeons dans les abysses de la terre, jusqu'au sein de la terre trop aimée, espérant nous rejoindre et nous redonner sens. Sommes-nous récupérables ?

Il ne nous reste plus de quoi nourrir nos défunts. Qui nous plaignent. Fatalement.

Contre toute attente, nous avons décidé de vivre en éternel portefaix de l'Arbre enlacé par nos morts sous l'oeil vigilant de nos progénitures impatientes.

L'espoir, ne cumule-t-il pas la fragilité de l'aile d'étourneau et la promesse d'un envol au plus haut des firmaments ?

C'est ce que nous peinons à écrire.
Sans Calame.
Sans Smekh.
Sans tablette.
Sans dictée divine.
Dans la solitude d'une fleur des dunes.

Achour Ouamara
(in Algérie-Littérature/Action, n°26, 1999).