La fête républicaine

par Olivier IHL
Editions Gallimard, Coll. Nrf, 1966, 402p.

Comment la République est-elle célébrée depuis près de deux siècles ? L'auteur s'attache ici moins à décrire par le menu les fêtes de la République qu'à analyser le prisme des regards que les républicains et les contempteurs de la République ont porté sur le sens de la fête qui n'était pas exempt d'âpres controverses. Le nouvel ordre festif ne cessa d'alimenter la polémique. La notion et le profil de la fête sont inséparables des combats politiques qui les instituent. Ils suivent les humeurs politiques du moment, au gré de la définition flottante du lien civique : rapport librement consenti à la loi, élan du coeur, etc. jusqu'à la manière de fixer avec minutie les arrangements cérémoniels.
Que d'hésitations et de tâtonnements quant au choix des fêtes nationales ! 14 juillet ? 4 août ? 22 septembre ? Tout changement de régime esquisse une nouvelle sémantique de la fête et du lien politique. La fête s'avère être un espace où doit se fonder une conscience nationale. C'est pourquoi les autorités ne manquaient pas, à coups d'injonctions étatiques, de régimenter la fête comme de fixer les modalités des festivités.
Comment procéder pour que les membres d'une communauté tiennent ensemble ? Comment faire rencontrer la République, la nation et les fêtes : liturgie civique ? Commémoration citoyenne ?
C'est là que le sens à donner à la fête prend toute son ampleur. Toute une moralité festive se met en place. La fête doit forger l'unité nationale en forçant la conscience d'appartenir à la Nation, régir les sensations, solenniser l'entrée dans le 'corps' de la République, procéder à une conversion de l'altérité en identité. Mais la théorie républicaine de la fête n'est pas aussi claire qu'on pourrait le croire. Plusieurs modèles festifs sont en jeu selon qu'on oppose citoyennenté et fraternité, vertus religieuses et vertus politiques.
Il y a le modèle des républicains 'traditionnalistes' qui partagent l'attrait manifeste pour l'Ordre moral : l'expression de la liesse des fêtes publiques doit être contrôlée, domestiquée, afin de propager la soumission aux intérêts de la Patrie et au dévouement absolu envers la nation. D'où la conciliation avec les structures confessionnelles et la solennité religieuse qui sont à même d'empêcher la fête de dégénérer en licence.
Le second modèle est revendiqué par le cercle des républicains 'libéraux' : la‹cité festive interdisant à l'Etat tout prosélytisme religieux. Le cadre de référence étant le paradigme individualiste. La figure de la Patrie doit se suffire à elle-même. Ce n'est pas le bonheur commun qui est visé mais le bonheur public. La fête est commémoration citoyenne.
Le troisième modèle regroupe les "républicains communautaires" qui prônent le culte patriotique : fête la‹que non plus individuelle mais organique. Pour eux, tout système politique nécessite un système de cultes et de symboles. Il faut rendre l'homme à la foule, réconcilier le peuple avec le spectacle de sa propre intimité. Pour ce faire, il faut ériger un véritable culte national. Enfin, le dernier modèle festif concerne les partisans d'une religion civique, regroupant les déistes, positivistes et théophilanthropes. La fête est placée sous le signe du Peuple, de la Raison et de la Révélation. C'est une sorte de prêtrise républicaine qui est mise en avant : inscrire la foi la‹que dans le cadre d'une association de "libres croyants".
Cependant les fêtes en province sont loin d'être à l'image de celles décrétées et mises en oeuve à Paris. L'appropriation locale de la fête emprunte des modèles variés.
Dans les villages, l'attente commémorative est on ne peut plus attendue, témoin les multiples manifestations isolées dans les bourgs les plus reculés. Ces célébrations étaient souvent jugées par les autorités locales comme actes séditieux pour ne pas respecter les cérémonies ou les dates décidées par le régime en place. De vrai, fête et révolte sont entremêlées dans l'enthousiasme et l'exhubérance partagées. Les arrêtés municipaux interdisant certaines fêtes furent nombreux. A cela, il faut ajouter les méfiances accumulées par les célébrations en l'honneur de la République dans l'affrontement de deux légitimités : celle incarnée par l'Eglise, et celle défendue par les républicains.
C'était loin d'être simple de désacraliser les repères traditionnelles et du même coup instituer de nouveaux lieu d'annonce et de rassemblement. En effet, "la fête républicaine est affrontée depuis la Révolution à une aporie : il lui est impossible de remplacer ce à quoi elle s'oppose tout en demeurant fidèle à ce par quoi elle s'oppose" (73). D'où la guerre des signes. Emblèmes de la République contre emblèmes de l'empire. Marianne contre Madone. Bonnet phrygien contre toque ecclésiatique, la Marseillaise contre le Te Deum, le fifre contre la cloche. L'usage festif des signes comme la manière de pavoiser sa demeure pouvaient passer pour une preuve ou non de ralliement à la République.
Il reste que les célébrations de la fête s'estompent une fois le régime en place est affermi. Car la fête républicaine ne prenait de l'ampleur que par le fait de ses adversaires. Ainsi, la fin du XIXème siècle vit le désenchantement du principe du rassemblement festif. Les vertus de la fête s'étiolent et l'enthousiasme décroît. Dans l'effervescence du Front populaire, la figure de l'ouvrier remplaça celle du citoyen. Puis, en 1939, les temps n'étaient plus à la fête mais à la guerre. Avec Vichy, la fête s'objective à nouveau dans un corps. Le "Père de la Nation" transforme le 1er mai en "fête de Saint-Philippe". Le 14 juillet se voit privé de toute évocation de la République. L'épiscopat ne s'en prive pas pour puiser dans les célébrations vichyssoises un temps de revanche. L'idée de la‹cité disparaît. Depuis 1945, les fêtes de la République n'ont plus vocation première de fixer un sentiment de devoir civique. A preuve la célébration sans âme du Bicentenaire de la Révolution qui fut moins une fête commémorative qu'une commémoration de la fête. Célébrer, ce n'est plus instruire ni instituer. Est-ce un paradoxe si le vote dans l'intimité de l'isoloir et le sondage d'opinion ont détrôné la fête comme technique de représentation ?

Achour Ouamara
in Revue Ecarts d'Identité, n°78, oct. 96.