Les malheurs des bourreaux
par Aïcha El Basri
De toutes les violences possibles et imaginables, celle qui se manifeste en période de guerre est à l'état brut. Sa brutalité est animale. En période de guerre, les femmes souffrent, s'arment de patience, pleurent leurs morts, les hommes tuent et enterrent leurs victimes. L'affect est du ressort du sexe "faible", dit-on, l'homme, lui, est rompu à l'action. Oui, la guerre est le plus haut lieu de la différence des sexes.
Je tenterai d'illustrer les tremblements de cette violence à travers fi était trois fois..., premier roman de Achour Ouamara qui interroge justement les concepts fragiles du féminin et du masculin. Une violence blanche, se situant au degré zéro de l'(in)humain, sans charrier en fin de compte une quelconque morbidité. La violence qui habite ce texte emprunte le langage du corps-à-corps libidinal mêlant mort et amour, si bien rendu par Mouria, nom du personnage. Le rire et le plaisir de la chair couvrent le râle des mourants. Jamais les registres du cruel et du sexuel n'ont été aussi bien entremêlés. La cruauté jouissive à l'image du festin cannibale dit ici, poussée à l'extrême, tout le " primitivisme" des pulsions du corps. La violence y est vertigineuse, torrentielle, insatiable dans ses accélérations incontrôlées et incontrôlables. Elle ébranle les certitudes bien assises sur la différenciation des genres et des sexes. Aussi, ce texte, pour s'être situé au cœur d'une guerre fratricide, sied-il à une lecture de la violence dans l'imaginaire maghrébin.
On reconnaît la valeur d'un récit comme celui-ci à la riche complexité tout aussi bien de sa structure narrative que de sa charge allégorique. Il était trois fois... est l'histoire du village des Fougères, un village qui vivait tranquillement, simplement en taisant ses haines et ses rancœurs jusqu'au jour où Mouria arrive à l'improviste pour (re)faire surgir les différends entre les Fougérois. Mouria est le personnage principal autour duquel s'articulent les trois récits de la même guerre qui oppose les Adrides, habitants de l'adret, aux Ubaches, habitants de l'ubac. Ce roman est construit comme un récit palimpseste qui se récure pour donner à lire la mémoire d'un village maudit, perché sur une colline ingrate, aux prises avec l'ancestrale querelle entre les Fougérois. Tout le reste dans ce roman est mouvement incessant qui emprunte au temps la mobilité de ses courbes. D'une version à l'autre, d'une Mouria à l'autre, les personnages, tout en gardant le même visage, basculent d'une histoire à l'autre.
La guerre qui oppose farouchement les fidèles de Mouria à ses ennemis déclarés, oppose parallèlement l'ensemble des Fougéroises à Mouria. C'est une guerre au cours de laquelle le féminin pluriel affronte farouchement le féminin singulier. La femme, comme l'homme, joue à la fois au bourreau et à la victime. C'est un regard particulièrement neuf qu'apporte ici Achour Ouamara sur la relation homme/homme, femme/femme et finalement homme/femme, qui sort le féminin et le masculin de la prison binaire qui les tenait jusque-là fermement opposés dans le champ de la violence. Nous verrons comment la guerre qui éclate au village des Fougères ébranle les assises du féminin comme valeurs de douceur, d'obéissance, de passivité, et celles du masculin comme autorité, violence et domination.
Il était trois fois..., on l'aura deviné, est un conte allégorique, le récit des origines de la guerre qui oppose farouchement les Adrides aux Ubaches. Les origines, puisqu'il en existe plus d'une, s'appellent Mouria, source et nourricière d'une violence extrême à laquelle s'abreuvent des hommes et des femmes assoiffés de sang. Mouria n'est pas une femme mais le féminin en qui se cristallise tout ce qui fascine et angoisse, séduit et répugne aux hommes comme aux femmes. Il était trois fois... est l'histoire d'une mémoire plurielle qui s'écrit au féminin à travers trois catégories de femmes toutes mythiques et sources de bouleversements des canons qui régissent la société fougéroise. La première Mouria est l'étrangère, victime et maîtresse de sa jouissance infinie; la seconde Mouria est la fille du village, plaie et souffre-douleur; enfin la troisième Mouria est reine guerrière, héroïne absolue. Avant les Mouria, la vie dans le village des Fougères suivait tranquillement son cours. Au départ, lafrontière entre les genres était nettement définie. Le paysage villageois se construisait autour de la séparation de l'espace, de l'espèce et du genre. Les barrières interdisant la communication entre la femme et l'homme paraissaient infranchissables. Les frontières étaient figées, séparant les castes, les genres, les espaces, les âges, etc. Avec l'avènement de Mouria, l'ordre que l'on croyait définitivement établi, se révèle d'une fragilité insoupçonnée.
L'étrangère comme catégorie du féminin est bien ancrée dans l'imaginaire maghrébin. Du fait même de son étrangeté, seule la Mouria (Roumia), "aux fortes et effrayantes fesses écartées, à naufrager une flotte et son équipage, pouvait se permettre de transgresser tous les interdits, à commencer par l'interdit sexuel. Transgresseuse au pays des mille et un interdits, blonde et ronde, corps-chair aux appétits sexuels sans bornes, "elle inspirait la cruauté et le désir. Elle savait autant récompenser que punir. Les reins et la loi d'airain. L'orgie et l'orgeat. La transe et la potence. Mouria ne laissait personne indifférent, elle inspirait deux sentiments inextricablement mêlés.. l'amour et la mort. Son intrusion dans le village afait sortir les femmes du foyer, leur a délié la langue pour les projeter dans l'espace public dont elles étaient exclues. Grâce ou à cause de Mouria, les femmes accédèrent ainsi à la parole pour finir menaçantes à leur tour. Le village s'est vite divisé entre milices-complices et ennemis de Mouria. Chacun devait choisir son clan. Malheur aux indécis.
Les femmes sont désormais présence massive, poignards en main, crachant comme seuls les hommes peuvent le faire au village des Fougères, décidées comme elles ne l'avaient jamais été à "en découdre définitivement au risque d'y laisser leurs foulards. Leurs larmes se mêlent aux crachats sur les lames usées, destinées aux hommes. A l'éclatement de la première violence dans le village, c'est-à-dire à l'assassinat d'Akli par Amghar, " la rupture fut consommée. La poutre centrale craquait en rejetant les corps engagés dans les combats à coups de poings,
de têtes, de cannes. Les femmes arrivées à la rescousse perdaient leurs foulards. Nous connaissons le poids du foulard dans la tradition arabo-musulmane. Perdre son foulard signifie se découvrir, se dénuder, se délester du poids de la tradition. C'est alors que les Fougéroises commencent à sortir négligées. C'est toute nue que Houria, la folle, défiera la société des hommes en prenant exemple sur Mouria.
Aiguiseuses de couteaux, transporteuses d'armes comme Stoutta, agents de liaison comme Louiza, lanceuses de youyous incitant au combat, fossoyeuses et embaumeuses de morts complices de toutes les violences, les Fougéroises sont surtout ennemies de Mouria. Il faut se frotter aux transgresseurs de l'interdit pour en tirer leçon et en sortir soi-même, semble nous murmurer Achour Ouamara. "Les Fougéroises, Adrides comme Ubaches, s'activent dans les maisons, Elles veulent toutes la mort de Mouria. Peut-être est-ce la promesse de la jouissance infinie, incarnée par Mouria, qu'elles redoutent si profondément? On ne secoue pas aisément la tradition; il faut la violence de et sur
Mouria pour brouiller les frontières bien gardées par Djida, gardienne d'Akham, la maison sacrée souillée par Mouria.
Les femmes rivalisent avec les hommes dans leur haine contre Mouria, au-delà des rivalités claniques. Seule Mouria fait l'objet de leur violence verbale: les femmes contre la femme.
Voici trois portraits des pires ennemies de Mouria. Malha, femme stérile, exclue du champ du pouvoir puisqu'elle n'accédera jamais au statut de mère, celle qui, victime du destin, en veut à son corps offert à un mari salace et forniqueur de Mouria. Battue par son mari, c'est en sanglots réprimés qu'elle battra à son tour sa belle-sœur Houria, lafolle qui, par la suite, s'est donné la mort. Louiza, la seule femme à avoir pris le maquis auprès des Ubaches, est loin d'être une héroïne. Violée par son père, victime d'inceste, elle se révolte non contre celui-ci mais contre Mouria. Encore une femme qui se trompe d'ennemi. La troisième ennemie jurée de Mouria est la mère Djida; la vieille veuve, gardienne de la Loi patriarcale, image de la femme transmette use de la tradition ancestrale qui dicte aux femmes obéissance et interdits. Trois femmes, trois destins, qui résument la féminité enserrée dans la tradition face à une autre féminité, celle de Mouria, la dévastatrice, la briseuse des Tables de Lois canomques.
Que veulent-elles tuer au juste? Que veulent-elles emmurer en s'en prenant à Mouria, l'étrangère? Une féminité Autre, étrange, cette altérité étouffée sous le burnous de l'homme. Depuis la nuit des temps, leurs maîtres" copulaient, le dos rond, la nuit, par devoir de procréation ". Voilà que Mouria instaure le langage du plaisir, autrement dit le langage de la rupture. Les femmes ont moins peur de Mouria que de leur propre jouissance sans limites, d'être des sujets désirants, de s'approprier une histoire. Le vacarme du désir comme l'odeur qui s'en dégage les effraient. Les nuits de Mouria "se rongeaient de ces cris qui parvenaient jusqu'au maquis enragé. Spectacle grotesque offert aux femmes des Ubaches taraudées par la perspective d'une contagion ".
Qu'elles soient jeune femme violée, vieille veuve aigrie ou pauvre femme stérile et abusée, ces femmes refusent pour autant l'assomption de leur altérité. Elles travaillent à la permanence de l'interdit. Battue, elle battra, veuve, elle appellera au meurtre, victime d'inceste, elle se vengera sur une femme, Mouria. Le malheur de ce féminin pluriel se cristallise autour du drame de la répétition dans le dangereux miroir où s'abîme leur image victimaire. Toutes ces femmes portent au creux d'elles-mêmes l'héritage du non-désir, la voix de la sexualité officielle, ainsi que d'une révolte aveugle. Car, ce qu'elles ne voient pas, c'est l'homme qui se cache derrière Mouria. Ce qu'elles haïssent en cette dernière, c'est le langage du viol et de la violence qui fait d'elle un bourreau, nom masculin d'ailleurs. Qu'on ne s'y trompe pas, alors. C'est parce que Mouria, maîtresse despotique, emprunte aux hommes toutes les violences, violence sexuelle, violence verbale, violence d'un pouvoir sans partage, qu'elle fait l'objet de leur inimitié.
Mouria: femme intruse, violeuse, abuseuse, cruelle. La littérature maghrébine qui regorge de différentes représentations de la femme victime, parfois debout dans sa révolte, nous a peu habitués aux femmes bourreaux. Achour Ouamara donne ici une preuve, s'il en est, d'un féminin fait de débordement libidinal, de force et d'abus, en un mot, un féminin sadique. Si la deuxième Mouria, fille du village, est l'exemple même du féminin passif, masochiste, offert, coïté, les deux autres Mouria se présentent en revanche comme le féminin sadique, dominateur, qui, en maîtrisant les registres du plaisir, du désir et de la jouissance, finit par balayer l'image de la femme pénétrée, battue, humiliée. Aussi, l'homme perd-il le monopole de la violence qui fonde son identité de mâle. Et voici que s'annoncent les malheurs du Fougérois.
Les Fougérois vivaient en chefs heureux, chefs de tribus, chefs de famille, chefs de troupeaux, respectés ou plutôt craints de tous. Aux hommes était accordé le pouvoir, aux femmes les devoirs. L'homme n'avait pas besoin de faire montre de violence tant que sa mère, sa fille, sa femme se soumettaient, à son avantage, aux règles canoniques. Aux hommes la domination, aux femmes la servitude volontaire ou imposée. Un beau et funeste jour, une femme, la Mouria, débarque avec sa gibecière maléfique, énigmatique, sans crier gare, comme un ouragan de transgressions, gros de ce plaisir chien impensable et incompréhensible aux yeux des Fougérois.
Il n 'y a rien d'étonnant donc à ce que ce féminin, qui fascine et effraie à la fois, donne naissance à deux réactions profondément différentes: le refus de la part des hommes dé-rangés par ce féminin érotique, la fascination de la part d'une catégorie de villageois qui ne demande qu'à périr de plaisir.
Rêve de passivité, de jouissance liée à la douleur, masochisme masculin. C'est le fantasme originaire de régression, de retour au ventre maternel que Mouria réactive chez une partie de la population fougéroise; alors qu'elle sème la confusion chez d'autres. L'intruse inspire un sentiment de haine et de dégoût mêlés.
S'il faut trouver une motivation à cette colère, disons que l'être profond de ces hommes est angoissé par l' « avoir ». Mouria a peut être ce qu'ils ont ou ce qu'ils n'ont pas. C'est autour de la possession et du manque que se situe la peur foncière qu'ils manifestent à l'égard de cette étrangère. Mouria est soupçonnée de "posséder une arme redoutable qu'elle dissimulait à l'endroit de son intimité. Bahloul qui pratiqua Mouria le premier lui prêtait d'ailleurs un sexe protubérant aux fonctions que Dieu sut distinguer chez les âmes le reconnaissant ". La terreur qu'inspire Mouria trouve son origine dans le fait qu'elle est vue et vécue comme une femme fantasmatiquement munie d'un pénis, d'un phallus. La menace de castration qu'elle brandit ne fait que se confirmer avec la troisième figure de Mouria, la reine guerrière. A celle-ci, il n'a pas été pardonné d'avoir osé porter l'épée jusqu'à son genou païen. C'est toute l'assise du masculin seul Maître-du-Phallus qui se trouve d'un coup ébranlée.
L'homme intouchable, que les femmes n'osaient affronter, le masculin assuré de son arme qu'il croyait jusqu'ici indépassable, se trouve soudain en présence d'une femme non moins phallique. Voilà que le pouvoir masculin, fondé sur le phallus, chancelle. La femme, Mouria, abolit la différence sexuelle. Elle frappe aux racines du narcissisme de l'homme. Et lorsque le narcissisme est atteint dans ses derniers retranchements, confronté à la présence de son double, il en appelle à l'agressivité. L'image identique à soi, celle qu'on voit dans le miroir et par laquelle Lacan définit la première structuration du sujet, ne peut subir d'atteinte sans morcellements, sans fragmentations agressives et déformations de toutes sortes. Les violences que déclenchent les deux Mouria sont ainsi l'expression de l'angoisse de castration conjuguée à la blessure narcissique. Dès lors, il faut détruire l'Autre pour survivre. Mais Mouria est trop enracinée dans sa lignée guerrière pour renoncer facilement à son identité où elle puise toute sa force.
Blessure de l'œil, blessure d'une virilité agenouillée, suppliante, qui signe pour ainsi dire la fin du masculin. Naissance d'une femme Autre.. masculin-féminin sans partage. Mouria, féminin par désir, masculin par la force de l'épée, elle retrouve son identité originelle qui précède toute différenciation des sexes. Il ne fait aucun doute que l'union fait la force, voire la souveraineté. L' homme qui mesure sa virilité à la violence, se trouve face à Mouria, démuni, défaillant. Il était trois fois... s'ouvre d'ailleurs sur une situation de manque. Les Ubaches, cinq hommes et une femme, terrés depuis six mois dans une grotte, attendant le secours des femmes qui doivent les approvisionner en armes et en nourriture. C'est en quelque sorte un aveu d'impuissance que d'être réduits à attendre l'aide des femmes qu'ils méprisaient jusqu'alors. Leurs poignards aux manches usés sont entre les mains de ces aiguise uses. Le manche usé évoque immanquablement une virilité en état de crise. Dans ce roman, il n'y a pas d'armes à feu. Rien que l'arme blanche, celle qui épouse le corps et qui procède à la castration: couteau, poignard, fourche, pioche, marteau. Le poignard, intimement lié à la virilité dans la tradition arabo-musulmane, usé, dit symboliquement la castration. Dès le début du roman, le poignard s'impose comme objet de désir des Ubaches et ouvre donc sur le sexuel: par son crachat, par le jet de sa salive, la
femme mouille le manche sec et usé des poignards destinés aux hommes qui attendent cachés dans une grotte, démunis et honteux, le secours des femmes pour renaître à la violence, à leur virilité perdue. C'est une fois les poignards retrouvés que les hommes s'apprêtent à renouer avec la violence.
Bien que la première cible de leur violence soit Mouria, ce sont principalement les hommes, accessoirement les animaux, qui paieront le prix fort à coups de castrations et de décapitations. Le chat de Bahloul ainsi que le cerbère de Stoutta sont sauvagement châtrés. Amghar meurt doublement châtré: "sa tête chauve et son sexe velu accrochés à l'olivier qu'il savait greffer à l'instar des aïeux ". Da Aissa est décapité par Bahloul qui" revient avec le marteau encore brûlant, quelques cheveux collés à sa surface, et la tête de Da Aissa au bout d'une pique qu'il place comme une brochette sur la tempe de Mokrane avant de la marteler avec rage ". Même traitement pour Moh, l'homosexuel enfourché sur lequel les hommes s'acharnent avec une violence démesurée à l'endroit de son intimité. Voici le corps de l'homme réduit à un bout de chair ensanglanté, sans queue ni tête. Rien. Retour au rien. La violence qui se déchaîne contre Moh charrie un refus dramatique de la féminité chez l'homme. La "source de malheur" s'appelle Moh, comme le crie rageusement Raoul. Moh, à l'identité double à l'image de ses yeux vairons, accusé d'homosexualité, meurt de ne pas avoir choisi son clan, disons son" sexe". Plutôt la mort que de choisir entre ma masculinité et ma féminité, pouvait-il marmonner entre ses dents avant de succomber aux blessures. Il faut gratter le palimpseste de ce roman pour tenter de saisir l'origine du mal qui détruit ce village maudit. Mouria n'est pas l'origine du désordre, mais son point de fuite. Le mal est bien plus profond. L'homme est pris d'une peur panique, et c'est la fuite en avant. Dès lors, toutes les perversions et faiblesses du masculin apparaissent au grand jour. Akli, le simplet, est cocu, Raoul aime sa génisse et bat sa femme, Bahloul est éjaculateur précoce, le frère de Mouria est lâche, Moh, l'homosexuel, est oisif, Amghar, lui, s'adonne à l'inceste. Le masculin se troue de tous les côtés. C'est dans la perversité qu'il cherche à combler ses manques. La zoophilie de Bahloul, ainsi que l'inceste d'Amghar renforcent le côté sombre de ce masculin travaillé par les pulsions de mort. Elles excluent toute idée de filiation. La mort, toujours présente, détourne la procréation et interdit la descendance. Est-ce un hasard si dans cette atmosphère de violence perverse, l'enfant ou l'enfance sont tout simplement exclus ?
Aussi, pour une horde fougéroise habituée à user des femmes et à récuser le féminin, l'arrivée des deux Mouria ravive-t-elle des peurs millénaires. Mouria est le féminin absolu, celui qui brouille les territoires de la différence des sexes. Avec ce personnage mythique, Achour Ouamara descend aux racines du mal qui ronge le village des Fougères.
L'agressivité qui oppose les femmes au féminin est principalement verbale. La véritable violence que subit la femme relève de l'ordre du sadomasochisme: "Malha se donne aux mains deux coups de poings, dans un franc sanglot ", de ses propres mains Houria au ventre un coup de poing, puis des deux se donne la mort. La femme tire plaisir de sa position victimaire, lorsqu'il lui arrive d'être victime-complice de l'injustice masculine. Elle est victime des hommes certes, mais aussi victime d'elle-même, de son silence, de sa ruse, de son regard voilé. Ce qui revient à dire que la détresse de la femme peut être profondément interne.
Par ailleurs, la violence qui oppose principalement l'homme à l'homme, par le truchement de la femme, est celle d'un narcissisme qui peine à dire la blessure de son sexe. Le malheur de l'homme-bourreau, ce n'est pas la femme, mais le féminin qu'il voulait éternellement tendre, soumis, et qu'il découvre conquérant, menaçant. Mouria fait découvrir aux hommes la fragilité du socle sur lequel repose leur virilité en les dessaisissant de l'épée. Et les voilà tout nus, troués de faiblesses que cache mal leur violence aveugle qui échappe à tout contrôle. C'est pourquoi, il y aura des Mouria tant qu'il y aura des Hommes.
Par
Aïcha El Basri,
in (Algérie Littérature / Action n° 22-23, reproduit aussi dans le n°39-40)