Nul n'est prophète en son pays, voilà un adage qui sied à merveille à l'actualité. On serait bien inspiré de méditer deux fois plutôt qu'une les controverses sur la critique de l'islam autour de deux écrivains algériens, Boualem Sansal et Kamel Daoud. Toute proportion gardée et soupesée – je prends mes précautions pour m'épargner un jet de pierres -, le prophète Mohammed, ne fut-il pas contraint de s'exiler à Médine pour avoir critiqué par ses révélations les croyances ancestrales de sa propre tribu ? Ce sont aujourd'hui ses descendants qui prennent en quelque sorte le flambeau des Mecquois mécréants en fustigeant ces deux écrivains qui passent au crible les déviances de l'islam et l'hypocrisie générale qui l'entoure. On devrait s'en féliciter, non pour ce qu'ils affirment à ce sujet dans la fiction comme dans l'essai, mais parce qu'ils le disent et le mettent au centre des débats que d'aucuns appellent de tous leurs vœux pour qu'au sein même des sociétés musulmanes naisse une critique sans gants de tout ce qui entrave la critique profane du sacré. Il faut leur reconnaître au moins ce mérite.
La pensée subalterne
Ce mode de pensée susceptible à toute critique de la religion musulmane n'est pas né
ex nihilo. Les régimes dictatoriaux ont usé jusqu'à la corde de l'argument de la contagion de ses intellectuels par la pensée négative que porte l'Occident sur les sociétés autochtones. Toute pensée dissidente ou revendication identitaire autre que la sacro-sainte arabo-musulmane était fustigée comme une permanence des séquelles du colonialisme. Beaucoup d'intellectuels de par le passé en ont payé le prix de l'anathème, Mouloud Mammeri en premier qui fut traîné dans la boue lors de la parution de son grand roman ayant pour cadre un village kabyle,
La colline oubliée, en 1952. Sans parler du sort réservé à son recueil sur les
poèmes kabyles anciens, en 1980. On connaît la suite avec ses printemps berbères et leurs cortèges de victimes.
Cette structuration binaire de la pensée accusatrice mettait en avant les éclairés qui échapperaient, par miracle, à l'ensorcellement de la pensée occidentale, et, face à eux, les brebis égarées qui auraient honteusement déserté le troupeau, dont la toison sentirait trop le parfum de l’Occident. Autrement dit, il y aurait d’un côté une pensée éclairée et éclairante, et de l’autre une pensée subalterne à la pensée occidentale qui lui dicterait ses lois et ses jugements. On dénie ainsi à l'intellectuel autochtone critique toute pensée autonome dès lors qu'il s'aligne à tort ou à raison sur la « raison » occidentale.
L'islam et le homard
Toute cette casuistique sur l'ennemi intérieur refait surface au sujet de la critique de l'islam qui remplace en matière victimaire l'identité nationale. C'est la
Oumma (communauté musulmane), terme forgé par le prophète Mohammed à Médine, qui est secouée, comme dans l'effet papillon, à la moindre entaille faite à l'endroit de l'islam et de ses pratiques. Elle est ainsi devenue une communauté d'affects, la
Oumma se transmutant en
Oummi (ma mère) dont tout toucher non autorisé est lu comme un viol. Pour employer une métaphore, on peut rapprocher cela du homard écorché vif* lors de ses multiples mues nécessaires à son développement. Pareillement, les sociétés musulmanes trop lourdement carapacées tentent de se débarrasser de leurs fardeaux traditionnels pour muer et se développer, avec ce risque de muer en monstres si l'on n'y prend garde, notamment en étouffant toute critique socio-historique du dogme islamique et les pratiques qui s’en réclament.
C'est pourquoi, il faut défendre Boualem Sansal et Kamel Daoud, l’un pour son excellence dans l’orfèvrerie de la langue, l’autre pour avoir magiquement ressuscité l'arabe camusien. Oui, on m'objectera, pensée subalterne aidant, que le premier a attrapé des poux sionistes dans une kippa qu’on lui a malicieusement prêtée, que le second s’abreuvant à l’orientalisme d’antan a castré sa communauté en mettant à mal la mâlitude musulmane. Dans ce cas, en Sisyphe infatigable, je reprendrais volontiers à zéro depuis le début : nul n'est prophète en son pays, et caetera.
(*) J’emprunte cette métaphore à Françoise Dolto dans son étude sur la crise de l’adolescence
(cf. Françoise Dolto, "Paroles pour adolescents ou le complexe du homard", éd. Hatier, 1989).